Les Jeux paralympiques se sont finis dans une euphorie générale. Et quoique l’on en pense, cela faisait plaisir à voir. Pour la première fois et pendant dix jours, des athlètes handicapés ont été vus, filmés, encouragés, admirés, applaudis par des foules nombreuses et ouvertement enthousiastes. Comme une sorte de parenthèse enchantée où tout devenait possible. Et pourtant, quelle surprise ! Cela se passait dans un pays, la France, qui est on ne peut plus en retard sur la question de l’accessibilité universelle, avec en filigrane des promesses lancées et rarement tenues. Pourquoi ce décalage ? Que faut-il en penser ? Ce qui s’est passé en ce début septembre 2024 marque-t-il un changement comme l’ont répété bien des responsables ?
Nous en avons discuté à VIF avec Jean-François Ravaud, sociologue, psychiatre, lui-même utilisateur de fauteuil roulant. Chercheur Inserm à la retraite, il fut directeur de l’Institut fédératif de recherche sur le handicap. Nous l’avions déjà interrogé sur les mobilisations de personnes handicapées, leur genèse comme leur colère. Condensé de ces échanges, qui donnent autant à espérer qu’à craindre que tout cela ne fut qu’un feu de paille…
Jean-François Ravaud
D’abord, quelques remarques un peu générales. Et cette question : quels sont les liens entre le sport et le handicap1, mais aussi dans le sens inverse ? Rappelons que c’est une vieille et longue histoire, que c’est une histoire documentée en Staps (sciences et techniques des activités physiques et sportives). Par exemple, l’activité physique est omniprésente dans le monde du handicap, elle est en effet proposée dès le début à la personne, dès l’arrivée en rééducation. Pour tout un chacun, cela va être ensuite le passage de la rééducation fonctionnelle, du réentrainement à l’effort à l’auto-rééducation hors du milieu médical.
Ce qui me paraît important lorsque l’on aborde ces liens, c’est de souligner la notion de la communauté d’appartenance. Les personnes qui font du handisport se sentent appartenir à une communauté (une grande famille…). C’est en tant que communauté de handicaps qu’ils ont appris à faire du sport. Et cela remonte à longtemps, comme avec la prise en charge des grands blessés de la Seconde Guerre mondiale car à l’origine, les Jeux étaient réservés aux victimes de guerre paraplégiques (Jeux de Stoke Mandeville en 1948) ; ils étaient souvent jeunes, avec une énergie physique importante. Puis le sport s’est développé dans les centres de rééducation et les institutions dans le monde du handicap. Il faut aussi rappeler l’impact qu’il a sur la vie sociale des personnes ; pour beaucoup, le sport a été une sorte de substitut à une activité professionnelle, avec un fort rôle de socialisation, mais aussi de réalisation personnelle.
Voilà en général. Le paralympisme, lui, concerne essentiellement le handicap moteur et visuel. Le handicap mental, après avoir eu ses Jeux spéciaux est représenté mais seulement dans 3 disciplines sur 22. Notons que dès le début, tous les handicaps n’adhérent pas à l’universalisme de l’olympisme, et cela même encore maintenant. On fête cette année les 100 ans du « Sport silencieux » et les Sourds ne sont pas dans le paralympique. Ils ont leurs propres jeux : les Deaflympics.
La question des catégories
Mais revenons à ce qui s’est passé, avec ces Jeux paralympiques Paris-2024. Indéniablement, d’abord, ont été rendues visibles un certain nombre de choses, et la visibilité de cette question est un fait majeur et marquant de ces Jeux. Mais en miroir, avec l’enchaînement JO-Jeux paralympiques, on peut se demander comment cette question du handicap interroge ou non le monde du sport, avec son fonctionnement et ses règles. En tout cas, le paralympisme met sur la table la question des catégories. C’est quoi ces catégories censées rendre la compétition équitable ? Comment sont-elles nées ? Pourquoi ? De fait, ce n’est pas nouveau : dans les Jeux olympiques, il y a déjà deux catégories, les hommes et les femmes. À quelques exceptions près (équitation, voile…), ils ne concourent pas ensemble, et pourquoi d’ailleurs ? Est-ce si indiscutable ? Cela ne peut pas toujours se justifier par les seules différences morphologiques. La question de l’universalité se pose déjà. Autre exemple de catégorisation existante dans les Jeux olympiques classiques : celle du poids (comme au judo). Pourquoi pas ? Mais alors, pourquoi pas de catégories de taille, en particulier dans le basket ? On pourrait faire un basket pour les moins d’1,70 m ? Est-il équitable de faire concourir ensemble grands et petits ? Cette question de la catégorie est en grande partie évacuée dans le monde du sport comme si elle était évidente, alors qu‘elle ne l’est pas.
Au début les classifications étaient essentiellement médicales, or cela n’est pas exact tout le temps. Ainsi au cécifoot, on va mettre des œillères à tous les joueurs pour empêcher ceux qui sont atteints de déficience visuelle d’être avantagés par rapport à ceux qui sont complètement aveugles, et le gardien de but est valide. On pourrait, dans cette logique, faire concourir des gens valides en les mettant sur des fauteuils roulants…
Le paralympisme, aussi, a fait émerger de nouveaux sports, mais il a aussi modifié les règles de certains sports, comme le tennis où dans le paralympisme on a droit à deux rebonds de la balle. Mais dès lors, dans une logique d’inclusion, peut-on faire jouer ensemble, valides et handicapés, avec des règles asymétriques, les valides avec un rebond, les handicapés avec deux ? Dans le tennis de table, la balle ne peut pas sortir du côté… Notons encore que dans les sports collectifs, tous les joueurs ne sont pas équivalents et sont chacun classé sur une échelle de points. Et c’est la somme de ces points que l’équipe en jeu ne doit pas dépasser.
Mes propos sont un peu éclatés. Mais on pourrait se dire que ce qu’apportent les Jeux paralympiques, c’est une couche supplémentaire dans la problématique des catégories et celle de l’universalité de l’olympisme. Qu’est-ce qu’il faut séparer ? Qu’est-ce qu’il ne faut pas séparer ? Cette question structure tout, et en même temps, elle n’est pas vraiment explicitée. Autre élément déroutant : les Jeux olympiques masculins et féminins se déroulent en même temps. Pourquoi n’est-ce pas le cas entre Jeux olympiques et paralympiques ?
Et celle de l’héritage
Enfin et surtout, se pose la question de l’héritage et des retombées. Et des politiques publiques dans le domaine du handicap. Et là, je suis mal à l’aise. Certes, on a donné une forte visibilité à certains handicaps, en le faisant d’ailleurs de façon assez fine, mais on a mis l’accent ensuite sur le dépassement de soi, sur la volonté. Est-ce que l’air de rien, on n’est pas en train de dire que tout est affaire de volonté, et que si tel ou tel n’y arrive pas, ce n’est pas à cause de sa situation et de son environnement mais d’un manque de motivation et de volonté de sa part ? Est-ce qu’après une telle couverture médiatique montrant des gens qui s’en sortent, il est vraiment nécessaire d’adapter la société et d’éliminer tous les obstacles ? Pourquoi accessibiliser la cité, puisque l’on peut surmonter les barrières, et que certains arrivent à se débrouiller ? Regardez, ils y arrivent, ils gagnent même, alors que la société n’a rien fait. Et de ce fait, j’ai donc une crainte : contrairement à ce que l’on entend et aux discours utopistes pronostiquant l’an 1 d’une nouvelle ère de l’accessibilité, je crains que ce soit l’inverse, je crains qu’il ne se passe rien, que l’on n’avance toujours pas dans cette direction parce que l’on nous a montré en permanence des gens qui ont su surmonter ces obstacles.
Jean-François Lae, sociologue
Les catégories ont évolué, elles ont été déplacées, elles ont été négociées, cela a pu transformer les règles, changer l’environnement. Il y a eu des gains, des avancées…
Pascal Forcioli, directeur d’hôpital
Dans la séance de clôture des Jeux paralympiques, j’ai été impressionné par le mélange des danseurs valides et des invalides. Ils étaient ensemble. Une très belle image, valides et invalides. Est-ce que cela peut changer le regard en profondeur, aussi bien de la société vis-à-vis du handicap, mais aussi des handicapés vis-à-vis de la société ?
Il y a beaucoup d’incertitudes
Jean-François Ravaud
Changer le regard est une expression un peu passe-partout. La façon dont les choses évoluent est en effet bien complexe. On sait que la visibilité peut influencer les représentations sociales du handicap, mais il n’y a pas que cela. Plus généralement, comment les comportements évoluent-ils ? Où est la poule, où est l’œuf ? Est-ce que ce sont les comportements qui changent parce que le regard a changé ou est-ce l’inverse ?
J’entends, aujourd’hui, de fortes déclarations politiques, mais comment prendre pour acquis les déclarations disant que le métro parisien sera accessible pour tous dans vingt ans, alors que depuis cinquante ans il y a toujours aussi peu de stations accessibles ? J’incite à la prudence, ce sont des discours idéalistes, et c’est pour cela que j’exprimais une crainte, car ce discours inclusif est incantatoire. L’évolution sera longue, lente, le regard ne change pas en un clin d’œil. On est certes dans une dynamique qui me semble positive, mais il y a beaucoup d’incertitudes. Et ma crainte est que le grand public retienne que les changements sont possibles avec la volonté. Or l’accessibilité, c’est autre chose. Et les changements politiques reposeront avant tout sur la mobilisation collective des personnes concernées.
Philippe Artières, historien
Est-ce que le succès de ces Jeux paralympiques ne vient pas surtout du fait que c’est du sport ? C’est la puissance du sport comme spectacle qui agit, et au fond je crains l’illusion sportive. Regardez ce qui s’est passé avec le football féminin ; il est devenu populaire quand l’équipe de France est devenue performante, les footballeuses ont été fêtées et cela alors même que la situation de la violence faite aux femmes ne s’améliore pas dans la société. De même le succès des athlètes racisés ; toute la France applaudit, alors que la même France a voté à 30% pour le RN.
Francis Carrier, militant associatif
Je n’arrive pas à faire coller les deux notions, handicap et vieillesse. La vieillesse reste exclue du champ du sport et de la performance. Or, on est tous valides mais on sera tous invalides, et on n’est pas handicapés. Est-ce une population différente de la nôtre ? On a vu des corps jeunes, le handicap du corps vieux est une autre chose. Et pourtant, la question de l’accessibilité du métro est la même pour un vieux et pour un handicapé.
Tim Greacen, psychologue
Il faut rappeler que plein de sports ont été organisés par des personnes vivant avec une différence. En premier lieu, on fait du sport pour soi, pour nous.
Geneviève Crespo, présidente d’une fédération de formation de travailleurs sociaux
Ce qui m’a questionné, c’est l’inclusion/spectacle. On a entendu un discours en boucle pour dire que ça y est, que la question allait être réglée. Or pour moi, il y a des rapports de classe. Les moyens sont tellement différents ; ce qui est fait pour les athlètes paralympiques est bien réel, mais cela ne concerne qu’une minorité. Je parle des prothèses et des fauteuils haut de gamme.
Agnès Brami, chercheuse
La question des prothèses et des fauteuils a bénéficié, lors de ces Jeux, d’une grosse visibilité. On les a vus, on les a reconnus, on les a montrés, mais qui va en bénéficier ? Est-ce que ces progrès vont être utilisés au quotidien ?
Jean-François Ravaud
L’innovation technologique, comme pour les sports traditionnels, a des retombées sur des produits plus courants. Quel matériau ? L’usage du carbone, par exemple, est rentré dans la vie quotidienne.
Mais se pose aussi la question du dopage technologique, et du transhumanisme, il y a eu les débats sur les prothèses « trop » performantes. Rappelons-nous d’Oscar Pistorius, athlète sud-africain. Sa prothèse ne posait pas de problèmes, jusqu’au jour où il a commencé à dépasser les valides avec sa prothèse.
Dans les Jeux, ne sont retenus que les handicaps intellectuels, c’est-à-dire avoir un QI inférieur à 70. Seulement 3 épreuves sur 22. Ce qui a joué pour cette marginalisation des handicaps mentaux, ce fut le scandale de Barcelone, en 2018, où l’Espagne a fait jouer dans son équipe de basket des faux handicapés mentaux. Cela a fait beaucoup de mal à leur intégration dans le mouvement paralympique…
Jean-François Lae, sociologue
Bien souvent, dans le handicap psychique, le handicapé n’a envie de voir personne, et donc encore moins de concourir et de jouer.
Paul Machto, psychiatre
Comment permettre à un psychotique de faire du sport ? J’ai été frappé du paradoxe d’un champion olympique – et non paralympique – qui a déclaré souffrir de dépressions récurrentes. On le met, lui, dans quelle catégorie ?
François Meyer, médecin
Vous pointez le risque du culte de la performance ? À mes yeux, ce n’est pas que négatif. C’est aussi le fait de rappeler que la performance est une notion pour tous, valide ou pas. On peut avoir des goûts pour la performance, même quand on est handicapé. La performance n’est pas le diable.
Ce discours général sur la diversité a été très fort
Jean-François Ravaud
Je suis d’accord. Et j’ajouterai qu’il y a eu, aussi, une dimension du spectacle avec les cérémonies d’ouverture, en particulier de la première. La performance peut être aussi artistique : la cérémonie d’ouverture a ouvert la question de la diversité, et elle a pu mettre en avant les dimensions raciales, ethniques, de genre, aussi bien que la dimension multiculturelle. Et ce discours général sur la diversité a été très fort.
Jean-François Corty, président de Médecins du monde
On a vu qu’il y avait des catégories. Mais pourquoi deux cérémonies ? Comme si c’était deux histoires différentes. Et une question autour de l’équipe des réfugiés, y en a-t-il une chez les paralympiques ?
Jean-François Ravaud
Pour moi, il y a eu une seule vraie cérémonie d’ouverture, les autres étaient des spectacles.
Par rapport à la contemporanéité des deux Jeux, vous avez tout à fait raison, et de fait, le débat n’a pas été poussé très loin. Rappelons aussi qu‘on vient de loin puisque qu’au début, les Jeux n’étaient pas dans la même ville, ni même le même pays. Les primes pour les vainqueurs n’étaient pas les mêmes entre médaillés olympiques ou paralympiques. Là, c’est la première fois que c’est à l’identique. Quant aux réfugiés, il y a bien eu une équipe, avec, entre autres, une athlète venant d’Afghanistan qui a eu une médaille au taekwondo.
François Aubart, chirurgien
Pourquoi ces JO ont-ils eu un tel retentissement ? Il y a bien des raisons, mais je crois que ce fut au cœur de la ville. Cela a beaucoup joué, cassant les murs et les frontières. Ce dedans-dehors a fortement participé à la réussite et au désenclavement du handicap.
L’avenir n’est pas écrit
Jean-François Ravaud
Oui, mais l’avenir n’est pas écrit. Comment les politiques publiques de la Ville seront-elles capables de progresser vers l’inclusion et de transformation l’essai ? Je garde la crainte que la dimension individuelle ne masque la nécessité d’une transformation sociale pour que cette inclusion devienne réalité…
1) Ravaud J-F. Préface. In Marcellini A., Villoing G. (éds.) Corps, Sport, Handicaps. Tome 2 : Le mouvement handisport au XXIe siècle – Lectures sociologiques. L’Harmattan, Tétraédre, 2014, 11-16.