« Nous sommes atteints, désorganisés face au vide créé par Trump. C’est une tragédie »

Robert Elliot Fullilove est un personnage magnifique. Et une figure de la santé publique américaine. Né le 25 janvier 1944, chercheur en santé publique et militant des droits civiques, il a été et reste (en dépit de son âge) professeur de sciences socio-médicales au centre médical Irving de l’université Columbia, et doyen associé des affaires communautaires et des minorités. Il a travaillé sur la santé des personnes issues de minorités ethniques, en particulier sur les infections sexuellement transmissibles et le VIH.

Patrick Aeberhard, cardiologue, ancien président de Médecins du monde, est son ami. Chargé de la toxicomanie au cabinet Kouchner, il a été à l’origine du colloque « New York, Londres, Paris : toxicomanie, sida, exclusion » qui a fait date en janvier 1993. C’est à cette occasion qu’il a rencontré Bob Fullilove, qui représentait les États-Unis. « Depuis, nous avons toujours été proches, et j’étais impressionné de voir combien et comment les Américains savaient enseigner et pratiquer la santé publique. »  

Ces dernières semaines, un air dangereux vient des États-Unis, chargé par les mesures violentes et répétées du président Trump contre les universités et les programmes de santé publique. Qu’en est-il réellement ? Faut-il s’en inquiéter ? Nous avons voulu interroger Bob pour avoir son analyse et son regard. Bilan sans appel de sa part : « C’est une tragédie. »

Extraits de cette rencontre.

« Je suis professeur de santé publique à l’université de Columbia, et j’y suis depuis trente-cinq ans. Aujourd’hui, oui, nous connaissons des moments terribles.

Quelques données. L’université est subventionnée à 86% par le gouvernement fédéral. Les bourses à l‘université sont vraiment la base sur laquelle on fait notre travail de santé publique. C’est un choc que l’on subit avec Trump, car presque toutes les subventions ont été éliminées. Elles sont à l’arrêt, elles n’existent plus. Les chercheurs de l’université, les étudiants sont confrontés au fait que si l’on veut travailler sur les problèmes de couleur, de racisme,  d’inégalités, il n’y a plus de ressources pour continuer ce genre de travail.

 Un silence inédit 

D’un coup, en effet, nous sommes une institution qui a perdu 400 millions de dollars. L’université Johns Hopkins à Baltimore a perdu, elle, 800 millions de dollars. Les subventions nécessaires pour continuer notre travail à l’université, pour nos travaux de santé publique sont ainsi stoppées. De fait, c’est l’arrêt d’une foule de programmes qui concernaient, par exemple, les communautés de couleur ; ces programmes ont été très importants pour bâtir peu à peu une santé publique efficace.

En écho, ce choc a provoqué un silence inédit, un silence que je trouve mortel. J’ai du mal à exprimer, à expliquer pourquoi, en cet instant, nous sommes incapables de dire, de réagir et de faire face. La résistance existe, mais elle n’est pas organisée. Il faut bien sûr continuer de lutter contre tous les fléaux que l’on reçoit de plein fouet. Mais nous sommes démunis, une organisation efficace pour lutter n’existe pas. On voit des personnes impactées, sidérées, mais une organisation pour faire une résistance efficace n’existe pas.

Les différences France États-Unis

Il est important, peut-être, de rappeler les différences entre la France et les États-Unis en matière de santé publique, en particulier sur les collectes de données.
En France, il est interdit de faire des collectes de données sur la race, l’ethnicité, ou la religion. Aux États-Unis, c’est l’inverse. Mon travail depuis quarante ans repose ainsi sur ces données que l’on a collectionnées, montrant l’impact de la couleur, du racisme, sur la santé publique et sur l’espérance de vie, et plus généralement, sur l’accès aux soins. Nous montions ainsi des programmes à destination de ces communautés. Nous avons l’habitude de nous servir de ces données pour cerner les problèmes, et on a organisé des réponses parce que l’on sait bien que le racisme est le nœud de nos problèmes.

Pour moi, c’est, en plus, l’histoire de ma vie. Je suis fils et petit-fils de médecins. Mon grand-père est né en 1882, fils d’ancien esclave, diplômé de médecine en 1907, il a pratiqué la médecine entre 1907 et 1961. Il travaillait dans un hôpital du Mississipi, c’est-à-dire dans l’une des rares institutions à même de porter des soins médicaux à la communauté noire. Pendant soixante ans, il a presque été le seul à lutter contre les problèmes de santé. En 1918, pendant la grippe espagnole, mon grand-père a ainsi été capable de traiter les malades, mais cette épidémie a tué ma grand-mère, et je crois que c’est pour cela que mon père a décidé lui aussi d’être médecin. Lui a pratiqué la médecine en Louisiane et dans le New Jersey. Il a été médecin pendant cinquante-cinq ans, il a cherché à être efficace dans une communauté atteinte par le racisme. Il a lutté, et cela a été, je crois, mon inspiration.

C’est cela mon histoire. En 1964, j’étais dans le Mississipi, militant pour les droits civiques, j’ai travaillé pendant quatre ans dans cette organisation, puis à New York et dans le New Jersey. Cela a été la base de mon combat de santé publique. Et c’est ce que j’ai toujours fait, y compris dans les prisons de de l’État de New York.

Comment bâtir un mouvement efficace ?

Je dis cela parce qu’aujourd’hui, tout ce travail, toute cette histoire est menacée. En quarante ans de vie dans le domaine de la santé publique, j’ai vu et j’ai été confronté à beaucoup d’histoires, mais ce qui se passe maintenant dépasse tout. Comment penser et répondre aux défis actuels ? Comment s’organiser ? C’est le moment de parler, de communiquer, car sans cela nous serions perdus. Il faut penser ensemble ce que l’on va et ce que l’on peut faire dans l’avenir. Comment bâtir un mouvement efficace contre tous les chocs que l’on vient de recevoir ?

Concrètement, l’université John Hopkins a supprimé 2 000 emplois. Nous, nous essayons d’assurer tous les cours. Mais nous sommes confrontés à une situation inédite, après des décisions bien souvent illégales. Normalement, dans notre Constitution, il n’est pas, possible d’agir comme cela, et ce qui est fait n’est ni autorisé ni légal, mais des décisions sont pourtant prises. Le vrai risque est là, tout devient possible, il y a vraiment la possibilité que nos deux universités ferment, en tout cas, nos recherches sont toutes en danger. C’est une situation tragique et j’ai du mal à imaginer la suite.

 On a du mal à imaginer l’avenir 

Pour l’instant, l’université a expliqué que l’on allait connaître une période difficile, mais après ? À partir du début juin, il va devenir presque impossible de continuer à travailler, je n’imagine pas comment je vais poursuivre des cours de santé. On a du mal à imaginer l’avenir. Autre exemple : Trump a promis de fermer les CDC (centers for disease control). Que va être, alors, notre carrière ? Qu’est-ce que l’on va faire ? Il n’y’a plus de travail. Où va-t-on travailler ? Si le CDC devient un simple lieu de statistiques, et non plus un lieu de combat, que faire ? Où sont les boulots si l’on veut travailler en santé publique ? Si l’on ne peut plus lutter contre le racisme structurel, qu’est-ce que l’on fait ? L’avenir est sombre, cela risque de nous rendre encore plus conservateur, on va avoir des étudiants moins progressistes. Quand des étudiants me demanderont du travail, je n’aurai pas de réponses à leur donner.

Quid des financements privés ?

Nous dépendons des subventions pour les bourses des étudiants. Sans étudiant et sans aide pour les bourses, il n’y a pas d’université. Columbia est une université très chère. Après la Seconde Guerre mondiale, nous avons énormément grandi parce que nous avons été subventionnés par le gouvernement fédéral. Or, comme je le disais, ce genre de financement est menacé. Les études des étudiants noirs, comme celles que j’ai faites, ont été subventionnées par le gouvernement fédéral. Tout cela est de fait menacé et peut disparaître. Car Trump estime qu’il est raciste de cibler certains groupes en les subventionnant. Ce qui se passe risque, ainsi, de renverser presque soixante ans de mouvement, et de casser l’existence de cette population d’étudiants.

La Constitution est en train d’être balayée

Et il n’y a pas que l’université. Dans la santé, dans le logement, tout ce qui donne aux gens des forces pour résister aux problèmes créés par leur racialisation peut s’écrouler. En disant que nous sommes tous égaux, Trump va à l’encontre de presque soixante ans de notre histoire. C’est ne pas comprendre l’histoire des États-Unis. Il la renverse, mais que va-t-il rester ? La population commence à se rendre compte que l’élection de Trump est un désastre qui va changer la vie en Amérique et en deux ans, des changements irrémédiables peuvent avoir lieu. Car Trump peut avoir entre ses mains tout ce qu’il faut pour contrôler tout ce qu’il veut. Notre façon d’être gouvernés est, de fait, en train de changer, la Constitution est en train d’être balayée. Il le dit et il le fait. Il n’y a plus de limite. C’est tragique.

Une résistance par le bas ?

C’est un peu tard. Tout le monde est sous le choc, n’importe quel aspect de la vie américaine est touché, impacté. En quarante jours, il a changé nos idées sur le gouvernement, il a changé l’espoir de la communauté noire, en brisant par exemple la croyance que l’on allait pouvoir améliorer notre sort. Nous sommes atteints, incapables d’agir, et nous n’avons pas de leader. Cela fait penser à mai 68, sous Richard Nixon et après l’assassinat de Martin Luther King : il n’existait plus de mouvement pour les droits civiques. Nous sommes au même moment, nous avons perdu la capacité de trouver des solutions, nous sommes désorganisés face au vide créé par Trump.

Des répercussions sur les malades ?

Oui, le système Medicare, qui est nécessaire pour la prise en charge de 73 millions de personnes, est menacé. Tout cela est en plus aggravé avec les pertes d’emplois. Comment cela va-t-il se passer ?
J’habite un quartier où la majorité des résidents sont de la République dominicaine. Beaucoup d’entre eux n’ont pas de papiers. Aujourd’hui, des mères de jeunes enfants ne vont par exemple plus voir leurs médecins car elles craignent que la police les attende. Elles ont peur. Cela va provoquer des impacts sur la santé. Or New York est une ville majoritairement minoritaire. C’est une ville où l’on pouvait être sans papiers, mais elle restait ouverte aux soins, on l’a vu lors du Covid. Tout cela est en train de changer. Chaque ville va changer, les villes ne seront plus des refuges. Comment va-t-on faire si une nouvelle épidémie survient ? On n’a pas de réponses.

Nous allons connaître une énorme tragédie

En plus, nous sommes divisés, la peur de la guerre civile est même revenue, les médias ont peur, notre pays change sous nos yeux. Notre avenir apparaît ainsi de plus en plus comme tragique. Nous sommes dans l’inconnu et dans la peur de dire quelque chose, encore plus d’agir. C’est tragique.

Les activistes et les contre-pouvoir

Nous avons vécu aux États-Unis des bouleversements dans le monde de la santé qui venaient de la base, comme dans la lutte contre le sida. Notre gouvernement fédéral donnait des bourses à toutes les minorités. Mais leurs mouvements sont devenus dépendants des financements du gouvernement. Sans ce financement, l’efficacité de ces associations n’existe plus. Et aujourd’hui, elles ne vont plus pouvoir continuer, se retrouvant sans emploi. Dans la lutte contre le sida, la moitié de mes collègues vont disparaître.

Les contre-pouvoirs n’existent pas. Bill Gates est muet, il ne dit rien. Et moi, il se peut que je reçoive un coup de téléphone pour avoir mal parlé de Trump. Dans les journaux, ceux qui critiquent se font fortement critiqués.
Nous allons connaître une énorme tragédie et à un moment, ils se diront enfin que cela suffit. Cette résistance est pour demain, on attend.

Que peut-on faire ?

J’étais très heureux de pouvoir vous parler. Que faire ? Parler donc, continuer à avoir ce genre de réunions pour avoir un peu d’aide, avoir des échanges, c’est important. Car il y a aussi le risque que des chercheurs, des professeurs décident de ne pas rester aux États-Unis. Encore une fois, pour moi, c’est tragique.

L’université de Columbia vient de signer un accord avec les autorités.

Oui, l’Université Columbia a cédé aux exigences d’administration de Trump, ce qui est une tragédie. Souvent, les tyrans considèrent les concessions comme un signe de faiblesse et comme la preuve que leurs exigences ne peuvent être niées. Le risque est fort ; plutôt que d’être satisfait, Trump continuera probablement à travailler pour la destruction de Columbia et de toutes les institutions qui osent résister au mouvement qu’il symbolise. »

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