Nous avons tous commencé à militer à partir d’émotions, de deuils, de colères, de rages, de dégoûts, face aux stigmates, à la violence de l’institution médicale quand elle ne nous ignorait pas complétement.
Daniel Defert (Congrès de Aides, Nantes, 2017)
On ne raconte pas un Daniel Defert. Tout au plus peut-on tenter de le conter. Ou alors il faudrait s’y mettre à plusieurs. Mais beaucoup ne sont plus là pour témoigner, à l’image de cette métaphore du Tipp-ex sur les carnets d’adresses des survivants qui résume toute une part de l’histoire du sida qu’il a tant marquée, pensée, incurvée. Comme pour beaucoup d’autres, Daniel aura été un sémaphore dans ma carrière de vihologue mais plus encore de soignant, dans mon engagement hors les murs comme journaliste notamment, mais aussi dans toute une partie de ma vie. Il m’a tant éclairé, tant appris, que je serai bien incapable d’en faire l’éloge. Homme délicieux à la fois pudique et extraverti, apaisé et en colère, doux et acerbe parfois, tendre et à l’humour ravageur souvent. Son cheminement depuis le milieu des années 80 dans ma propre vie est entrelacé de souvenirs de lutte, de deuils, d’engagements politiques mais aussi d’amitiés communes, d’Assises, de dîners, de congrès, de fêtes et de deuils. Un parcours si dense… Mais puisque VIF m’en donne l’occasion, je me suis concentré avant tout sur quelques souvenirs personnels. Celle de quelques premières fois entre nous. Pour la dernière fois.
Au début de ces souvenirs, il y aura la fin. Cette première fois où il évoquait sa propre mort dans un dialogue singulier, il y quelques semaines, rue de Vaugirard, avec Jamil. C’était iconoclaste de parler de la fin de vie tant théorisée avec lui alors qu’il s’agissait de la sienne. Paradoxalement cette discussion, la veille d’intégrer un service de soins palliatifs, m’a semblée douce. Teintée de la douceur de sa voix, de la sérénité qui émanait de lui. Je n’ai su que trop tardivement à quel point il était mourant. Un certain nombre de documents médicaux m’avaient été donnés par Jamil, son mari, pour les transférer au médecin de soins palliatifs. De fait, il n’y eut aucune question médicale à poser. Il racontait cette impasse thérapeutique dans laquelle il n’avait qu’une seule issue et quelques errances dans ce milieu médical qu’il connaissait pourtant si bien. Je m’en suis voulu de n’avoir pas pu décrypter les SMS de notre ami commun Éric Favereau : « Si tu as un instant, appelle Daniel, ça va, mais il est bien fatigué, et il adore tellement parler au téléphone. » Avec ce « bien fatigué » comme une litote aux confins de leurs deux pudeurs conjuguées qui aurait dû sonner à mon oreille. Daniel était très malade, incurable et amaigri à l’aune des soins palliatifs et je n’en savais rien. La plupart des gens qui le connaissaient n’en savaient guère plus, la pudeur, sans doute. Il était allongé sur ce fauteuil incliné qui lui venait de son frère, devant la véranda ouverte sur le ciel de Paris, rue de Vaugirard, dans cet appartement qui a traversé toute son histoire et la nôtre par ricochet, de Vincennes à Pantin, de Foucault à Jamil. Le même Jamil ce jour-là qui cachait sa fatigue des nuits sans sommeil et de l’aide-soignant à domicile qu’il était devenu. Les couvertures masquaient, mal, sa maigreur et j’ai tout de suite pensé à mon frère, Michel, parti en 2020, lui aussi de Cognacq-Jay après des mois d’allers-retours sur lesquels il m’avait questionné. J’avais envie que Daniel pense qu’on pouvait entrer, mais aussi sortir de ce type de service à vocation palliative. Que ce n’était pas ce genre d’aller simple mortifère qui effraie beaucoup de familles et de malades qui arrivent trop tard, trop mal. Mais ni lui ni moi n’en croyions un seul mot et ce fut un « aller simple » à Cognacq-Jay. Son cerveau était intact, sa pensée claire, limpide, que seul venait ralentir un débit verbal induit par la fatigue. Et ce visage paisible d’une infinie douceur derrière lequel il affichait une détermination sans faille à en finir, vite si possible, dans la dignité. Je pense que je garderai longtemps le souvenir de cet éloge de la lenteur qui lui était propre, amplifiée par la maladie, conjuguée à cet empressement de quitter ce monde. Quelque chose de l’ordre de l’impatience. Tout était écrit, ses directives anticipées filmées, me disait-on. Tout était si clair. Il ne lui manquait que le lieu et plus encore l’unité de temps. J’avais passé quelques appels sans difficulté pour qu’il soit hospitalisé dans cette fondation Cognacq-Jay car c’était son souhait plusieurs fois réitéré. Une fois réglé le lieu, se posa la question du temps. Sans doute peut-on remonter à son propre texte, écrit en préface de Dits et écrits (1954-1988)1, à propos des dernières semaines de Michel Foucault quand ils avaient évoqué ensemble le livre de Philippe Ariès, L’Homme devant la mort : « Le jeu de savoir et de silence que le malade accepte pour rester maître de son rapport secret à sa propre mort. » Pour rester maître, sa question, reposée à Cognacq-Jay avant que le coma ne le rattrape, était celle-ci : « Tu penses que cela va durer encore combien de temps ? » Et de rajouter : « C’est si long, je n’ai pas envie que cela dure… »
Je n’avais évidemment pas la réponse et je bottais en touche, prétextant que c’était une question de théologien… Nous avions ensuite échangé sur nos fratries respectives où nous partîmes à quatre pour se retrouver à deux. Et aussi sur les hommes qui font des enfants sur le tard… Il était tendre est attentionné comme il savait l’être, me questionnant sur mon dernier enfant. J’avais envie de le prendre dans mes bras, de m’excuser de mon indisponibilité mais je ne le fis pas.
Arrivé dans sa chambre à Cognacq-Jay il avait eu au téléphone une nouvelle fois la force de plaisanter : « La chambre est un peu petite mais on en perçoit très bien la finalité… »
Première rencontre
Je suis arrivé à Libération en octobre 1984. De mémoire, il y avait déjà eu deux articles publiés sur la création de Aides dans le journal par Éric Conan. Libération a, dès sa création, été très proche de Aides et de Daniel. Trop aux yeux de certaines autres associations…
La première interview, je m’en souviens comme si c’était hier. Par deux fois, lors de l’annonce de sa séropositivité par Jean-Paul Aron, le 30 octobre 1987 dans Le Nouvel Observateur, puis lors de sa mort, Libération m’avait demandé d’interviewer Daniel sur la question du « dire sa séropositivité ». De cette interview est née un double constat. Celui de la « non légitimité de l’aveu », expression que j’utilise depuis plus de trente-cinq ans dans ma pratique médicale d’infectiologue, à la consultation, à la visite, dans les cours aux étudiants. Ou son autre versant : « Ce sont les coupables qui avouent »2, « Il n’y a pas d’obligation d’aveu, il y a plusieurs stratégies de courage »3. Cette fusée éclairante de Daniel a donc 36 ans. Elle n’a malheureusement rien perdu de son actualité. Comme un clin d’œil malheureux de l’histoire, le jour de la mort de Daniel, j’étais à ma consultation à Tenon. Une patiente que je suis depuis plus de trente ans, traitée et indétectable avait subi fin 2022, lors d’une macrobiopsie de sein dans un autre hôpital, une véritable agression d’une technicienne présente pour le pansement précisément sur le thème de « l’aveu » : « Vous êtes irresponsable de ne pas avoir dit que vous étiez séropositive », « c’est inadmissible, vous faites courir un danger aux personnels soignants », « c’est inacceptable », etc. Cette patiente qui n’a jamais caché sa séropositivité n’avait, dixit, « jamais eu un seul soignant qui lui ait parlé comme cela depuis 30 ans » !
Première (et seule) engueulade
Au milieu des années 80 j’apprenais le journalisme à Libé. Sur le tas et à temps partiel. Daniel était déjà une figure et ses rapports avec les médias étaient marqués du signe de la méfiance. Je m’étais rapproché de Aides suite à une polémique ouverte en février 1988 par le professeur Michel Boiron, alors chef du service d’hématologie à l’hôpital Saint-Louis de Paris, et spécialiste de cancérologie, qui réclamait la mise en place d’un dépistage de la contamination par le virus du sida pour « certaines professions qui ont en charge des vies humaines comme, par exemple, les pilotes d’avion ou les conducteurs de train ». Prise de position qui s’accompagnait d’une critique radicale du consensus en la matière, basée sur l’information et le refus du dépistage systématique et obligatoire. Par Aides, j’avais pu interviewer un pilote de ligne séropositif d’une grande compagnie nationale. J’avais bien sur modifié son prénom, son âge mais l’avait laissé dans son département … où il était le seul pilote de ligne. Certains risquaient de l’identifier. La lettre de Daniel fut courte mais cinglante. Elle me fit progresser plus vite.
Première conférence internationale ensemble
Le 4 juin 1989 s’ouvrait à Montréal la cinquième Conférence internationale sur le sida. Ces « grands-messes » de la recherche médicale instituées depuis 1985 et rassemblant scientifiques et les décideurs et acteurs engagés dans la lutte contre cette épidémie. Si la conférence de Montréal est restée durablement dans les mémoires, c’est qu’elle fut le tout premier théâtre de l’affirmation publique des associations de malades à l’échelle internationale. Daniel y intervenait en séance plénière, en français sous le titre désormais historique : « Un nouveau réformateur social : le malade »7. D’autres phrases magnifiques ont marqué les mémoires comme celle-ci : « Permettre de retrouver en soi-même un point d’appui, une familiarité de soi à soi quand le corps et le lien social se dérobent est une des fonctions communautaires les plus complexes. » C’était mon dernier congrès comme journaliste. J’y présentais dans une salle minuscule un travail artisanal sur « sida et médias ». Daniel était dans la salle.
Première permanence hospitalière de Aides
On avait lui et moi dû batailler des mois, au milieu des années 90, avec la direction de l’Institut Pasteur, où était feu l’hôpital du même nom, pour faire entrer les volontaires de Aides dans une permanence hospitalière où les messages de prévention, ses outils, mais aussi du café et des Pim’s étaient distribués. C’était un choc de culture, même dans cet hôpital qui accueillit nombre de guests, dont Rock Hudson. Daniel fut toute sa vie très attaché à ces permanences. Jusqu’à mon départ contraint, puis la fermeture de l’hôpital de l’Institut Pasteur en 2000, ces permanences ont assuré un lien ténu entre l’association, les patients et les soignants. Aides comme Act-Up et d’autres ont tenté d’empêcher la fermeture de ce lieu soignant à part. Mais en vain. Arrivé à Rothschild, puis à Tenon, cette permanence de Aides s’est imposée. Avec une longue pause récente dans le service sous la conjonction du Covid et des travaux. Mais ce mardi 14 février 2023, dès 10h, avec Denis Payen, le coordonnateur de Aides, la permanence à Tenon a repris. Comme à Saint-Louis, Saint-Antoine, Bichat ou Lariboisière. Signe positif des temps, les volontaires de Aides travaillant pour le plus grand nombre, ce sont essentiellement des salariés qui font tourner les permanences hospitalières. Dans quelques semaines, la salle au 5e étage du service à Tenon, qui porta jadis le nom de Didier Seux, sera baptisée « Salle Daniel Defert ».
Premier colloque avec Daniel invité
C’était en 2011 sous les lambris dorés de la faculté de Médecine lors d’un colloque sur « Les défis actuels de santé publique »4. J’avais demandé à Daniel d’intervenir même s’il ne sortait pas beaucoup de son cher XVe. Le titre de son intervention était plutôt iconoclaste : « De l’autosupport au blog » ! Comme à son habitude depuis qu’il avait laissé les rênes de Aides à Arnaud Marty-Lavauzelle en 1991, Daniel craignait de ne plus être légitime. Une de ses obsessions : « Mais aujourd’hui, n’étant plus militant de Aides, ma parole n’a plus de légitimité sur le sida, par contre, ayant été très récemment confronté à l’institution soignante en cardiologie – je viens d’être opéré d’une valve – et la cardiologie étant également un domaine où les enjeux éthiques, notamment avec les transplantations cardiaques, ont été très importants comme dans le VIH, j’ai été amené à réfléchir sur l’aventure médicale qui m’arrivait. »
Il avait évoqué ce jour-là les soins palliatifs en ces termes : « On peut constater que le mouvement des soins palliatifs, qui a été contemporain en France de la naissance de Aides, s’est développé dans cette même reconnaissance du malade et de sa liberté, et néanmoins c’est à la même époque que se développe dans les pays nordiques et notamment aux Pays-Bas, au Luxembourg et en Suisse, la demande d’une euthanasie active – personnellement j’y suis très favorable – mais AIDES était effectivement un mauvais milieu pour soutenir l’euthanasie active, premièrement parce que cela aurait associé euthanasie et une situation de discrimination et deuxièmement, les malades étaient jeunes et espéraient effectivement bien avoir la plus grande longévité et qu’un des combats majeurs des organisations de malades internationalement a été l’accès aux soins. »
Premier souvenir de Daniel en patient-expert
Daniel a décrit sa lourde expérience de patient en chirurgie cardiaque en la comparant au début des années sida et à la place qu’a occupée le malade-expert : « Autant nous avons pu peser sur la recherche médicamenteuse, autant nous avons pu peser sur le temps et les phases des essais thérapeutiques, le recours ou non à un placebo, autant nous avons pu peser sur tout ce qui était médicamenteux, sur le coût des médicaments et un peu sur l’industrie pharmaceutique, autant il était impossible, à partir du moment où l’on est confronté à l’imagerie médicale, il est absolument impossible pour un malade de partager ce savoir. (…) Cette maîtrise du savoir, cette expertise du patient et cette mobilisation du patient dans le champ médical, je ne sais pas jusqu’où elle pourra être conduite. À mon sens, c’est déjà pratiquement clos. »4 Je ne sais pas si Daniel avait été mis au « cœur du système de santé » dans cet épisode de chirurgie cardiaque. Selon l’expression consacrée. Il m’avait surtout parlé de l’interne de cardiologie qui s’occupait alors de lui et qu’il trouvait très beau.
Le résumer ? Impossible. Mais comme l’ont très bien écrit Philippe Artières et Éric Favereau : « Ni “spectateur engagé’’ à la manière de Raymond Aron qui le forma, ni “reporter d’idées’’ à la Foucault avec qui il partagea sa vie vingt-cinq ans durant. Daniel Defert a collé à son temps en adoptant une posture d’attention et d’intervention originales. […] Loin des tumultes et proche des murmures, se faisant acteur de l’ombre de notre présent. » Désormais, la lutte contre le sida, la place du malade dans le système soignant et dans la recherche devra s’écrire sans sa parole vivante et précieuse même s’il restera les archives et les livres d’histoire5-6-7. Avec une étrange interrogation face aux événements qui nous attendent : « Qu’en aurait pensé Daniel ? »
Gilles Pialoux
- Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), 2 tomes. Édition publiée sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec la collaboration de Jacques Lagrange. Collection Quarto, Gallimard. 2001
- Daniel Defert, Une vie politique. Entretiens avec Philippe Artières et Éric Favereau, Éditions du Seuil, 25 mai 2014
- Numéro spécial N°3 « Sida » de Libération ; Novembre 1989. Interview datée du 31 octobre 1987.
- « Les défis actuels de la santé publique », Gilles Pialoux, Jean-Claude Ameisen, Daniel Defert, Gilles Brücker, Mélanie Heard. Presses Universitaires de France, 2011
- Sida 2.0 : Regards croisés sur 30 ans d’une pandémie, Gilles Pialoux et Didier Lestrade, Éditions Fleuve Noir collection Docs, 2012.
- Michel Bourrelly et Olivier Maurel, Une histoire de la lutte contre le sida, Nouveau Monde, 17 mars 2021
- http://www.journaldusida.org/dossiers/lutte-contre-le-vih/figures-de-la-lutte/daniel-defert-le-malade-reformateur.html