Mal nommer les choses… La novlangue a un but : transformer la pensée sans que les locuteurs en soient conscients. À force de répéter les mots, vous finissez par les penser. C’est une pure manipulation dénoncée en son temps par G. Orwell, mais hélas parfaitement actuelle.
La novlangue triomphe lorsque les « intellectuels » qui, au début, la dénonçaient ou s’en moquaient, finissent par s’y rallier. Elle utilise trois moyens complémentaires. D’abord, changer la dénomination des faits et des actes, sans justifier le changement. Puis fabriquer un nouveau jargon censé dépolitiser la gestion de la nouvelle politique. Enfin, détourner le sens des mots pour leur faire dire autre chose voire le contraire de leur sens commun. Voilà quelques exemples actuels pour la santé.
1 – Le changement de dénomination
Ne dites plus « répondre à des besoins » mais « gagner des parts de marché ».
Ne dites plus « être dévoué » mais « travailler à flux tendu ».
Ne dites plus « limiter » ou « réduire » les dépenses de santé mais « réguler » les dépenses de santé.
Ne dites plus « augmenter la charge de travail » mais développer des « gains de productivité ».
Ne dites plus « patient » mais « client ».
Dans la même veine, le Président avait décidé pendant la pandémie de remplacer l’universel « Tester-tracer-isoler » par le beaucoup plus suave tricolore « Tester-dépister-protéger ».
2 – Le jargon managérial
Désormais vous « gérer votre capital santé », la « direction du personnel » est devenue la « gestion des ressources humaines ». Quant au « reporting RH », il permet de suivre les effectifs. La « gouvernance » a remplacé le gouvernement, la direction et la gestion.
Dans un post de l’Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux (Anap) – « Attractivité et fidélisation : passez à l’offensive ! » –, l’agence vous explique comment « identifier les leviers d’attractivité pour construire sa marque employeur et développer un avantage concurrentiel » sans oublier « d’optimiser vos process de recrutement ».
Il n’y a plus de savoirs, il n’y a que des « compétences » mobilisables caractérisant votre « employabilité ».
3 – Le détournement des sens des mots
On met dans le même sac les « valeurs » et les croyances ou préférences personnelles.
Chacun peut se déclarer « expert » ne serait-ce qu’expert de soi-même et même s’il n’a pas achevé sa très longue psychanalyse. On parle de « médecine personnalisée » pour désigner une « médecine de précision ».
La « médecine de la personne » que nous promouvons est une médecine intégrée et globale bio-technologique-psycho-sociale-culturelle-pédagogique visant à aider le patient atteint de maladies chroniques à se soigner le plus efficacement possible, tout en maintenant sa joie de vivre.
D’où l’importance de l’aide individuelle et collective à la résilience grâce à la parole, l’activité physique adaptée, la relaxation, la diminution de la douleur physique et mentale, la créativité artistique, l’aide sociale, dans laquelle ont leurs places outre les psychologues, les art-thérapeutes, les travailleurs sociaux, les médiateurs de santé et les « patients ressources » travaillant avec l’équipe soignante.
Mais cette médecine de la personne n’a rien à voir avec ce que certains appellent la médecine « holistique » et « intégrative », prétendant associer les médecines dites « conventionnelles » (désignant toutes les disciplines officielles, aussi bien la chirurgie la médecine interventionnelle , les urgences, les maladies aiguës que les maladies chroniques et la prévention) et les médecines dites « complémentaires » (désignant un mélange de techniques de relaxation physiques et mentales et de concepts théoriques spiritualistes, orientalistes plus ou moins traditionnels ou pseudo-scientifiques sans fondement).
Finalement, le point commun de cette vision alliant à la carte médecine dite « conventionnelle » (sous-entendu centrée sur la maladie) et un cocktail individualisé de médecines dites « complémentaires » (sous-entendu centrées sur la personne), est la soumission du malade au pouvoir du médecin conventionnel (dogmatique et plus ou moins autoritaire) et au pouvoir du praticien « complémentaire » (empathique voire envoûtant). Le médecin « conventionnel » et le praticien « complémentaire » peuvent d’ailleurs être le même, ce qui permet au passage de cumuler les honoraires.
Adopter les mêmes mots pour désigner des pratiques qui n’ont rien à voir ne peut qu’ajouter à la confusion actuelle du monde. Quand on dit médecine holistique et intégrative, il vaut mieux préciser de quoi l’on parle. Les médecins manquent de formation en sciences humaines, pas en patamédecine.
André Grimaldi