Au moment de la Révolution française, les citoyens Brian et Bellay, médecins à Lyon, publient, dans Le Conservateur de la Santé, journal d’hygiène et de prophylactique, l’histoire d’un certain Jean Jacob, centenaire. Dans cet article qui paraît le 20 février 1804 [30 pluviôse, an XII] dans le numéro 36 de ce périodique, ces médecins font de cet homme mort en 1790, le « Doyen du genre humain » né, pensaient-ils, en 1669…
« On ne peut être mieux constitué au physique que ne l’était Jean Jacob ; à la beauté de toutes les formes humaines, il joignait une physionomie mâle, une démarche assurée, un port libre. Il avait 5 pieds, 6 pouces (1 mètre 65) de hauteur, des membres bien conformés et dont les muscles fortement prononcés annonçaient une force athlétique. Une belle tête, ornée d’un superbe coloris que les rides n’avaient presque point sillonnée (puisqu’il n’en avait pas une au front, pas même dans l’extrême vieillesse), surmontait de larges épaules et une poitrine ample et bien effacée.
Il était pour ainsi dire idolâtre de la propreté ; tous les jours, il se lavait la figure et les mains à l’eau froide quelque temps qu’il fit, et très souvent les pieds : ces habitudes ne le quittèrent qu’avec la vie. Il soignait beaucoup ses cheveux qui couronnaient encore à sa mort la plus grande partie de son crâne et n’étaient que grisailles. Il se faisait faire régulièrement la barbe, et presque toujours à l’eau froide.
Il n’est jamais parvenu à ses contemporains qu’il se fût livré à aucune espèce de débauche, ni qu’il eût contracté aucune maladie anti-sociale. Il aimait cependant beaucoup la compagnie des femmes, se plaisait aux propos gaillards, et en tenait assez souvent lui-même, mais il avait toujours habité les champs, comme nous l’avons dit. Son corps habitué à la dureté du climat de sa naissance ne se trouva cependant pas mal d’habiter les vallées moins froides du Jura ; il est vrai qu’il n’a passé la plus grande partie de sa longue vie qu’à environ six lieues au sud de Sarsie, sa patrie, où l’on remarque de riants coteaux et d’assez vastes plaines.
Tant que Jacob n’eut pas atteint sa centième année, il brava pour ainsi dire toutes les intempéries. Habituellement vêtu de toile grossière, souvent en lambeaux, il n’était couvert depuis le printemps jusqu’à l’automne que d’une simple culotte de toile et d’une chemise, et marchait les pieds nus, à peu près dans toutes les saisons. Passé cet âge il parut craindre le froid, il se couvrait alors beaucoup, et il garda jusqu’à son dernier terme l’habitude de porter un bonnet de laine, qu’il ne quittait pas même l’été.
Jamais, suivant lui, il n’éprouva de maladies graves ; les dérangements de sa santé se bornèrent à quelques maux de tête passagers, ou autres légères incommodités; les plus sérieuses lui étaient d’ailleurs toujours venues d’un peu d’intempérance, car il était très gros mangeur, ce qui lui occasionnait parfois des vomissements. Au reste jamais les ministres d’Esculape n’avaient été mandés à son secours, qu’à la cent sixième année de son âge, pour la réduction de la fracture de sa jambe.
Ce beau vieillard a conservé pendant un siècle l’usage de tous ses sens ; il perdit ensuite et successivement, d’abord l’ouïe, puis la vue ; et néanmoins à cent vingt ans, il lui fut rendu une partie du premier sens, au moyen d’une injection détersive faite dans une des oreilles, de manière qu’à cette époque même il fut possible de se faire entendre et d’obtenir de lui les réponses les plus satisfaisantes et les plus sensées.
Quoiqu’il eût éprouvé à diverses reprises quelques douleurs des dents, et qu’il en eût perdu à différentes époques de sa vie, cependant il lui en restait encore onze quand il mourut, dont sept molaires, deux canines et deux incisives. Il est vrai qu’il lui en avait poussé quatre molaires, à l’âge de soixante-dix ans ; mais celles-ci ne l’abandonnèrent plus, il les emporta dans la tombe.Jean Jacob a été marié trois fois. De sa première femme il a eu quatre enfants, dont trois moururent fort jeunes ; le quatrième se maria, et mourut à l’âge de soixante-neuf ans. On connaît aujourd’hui trois enfants de ce dernier dont deux garçons et une fille ; deux de ceux-ci sont mariés, ils ont des enfants, dont le plus jeune n’a pas moins de quarante ans. La seconde femme de Jacob lui donna deux enfants ; l’un mourut dans l’adolescence, et l’autre alla chercher un tombeau au champ de l’honneur. Enfin il eut de sa troisième et dernière femme trois enfants, deux filles et un garçon ; deux vivent encore, la fille, qui est mariée et sans enfants, est à peu près âgée de cinquante-cinq ans.
Quant au garçon, il était à Paris en 1789, où il était venu de Nantes, exprès pour voir son père ; il avait alors trente-six ans, et annonçait la meilleure constitution. Ce jeune homme était beau, leste, vigoureux, et de la plus belle carnation. La comparaison de l’acte de naissance du père et du fils prouva que le premier avait fait les frais de cette belle production, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.La réputation du centenaire de Jacob étant, comme nous l’avons dit, parvenue aux oreilles du prince, il lui fut assigné une pension de quatre cents francs et un habillement de drap bleu complet, qui était renouvelé tous les trois ans. Il jouit vingt ans de cette marque de la bienveillance de Louis XVI ; ce qui lui avait donné de l’aisance et surtout ce qui avait accru sa célébrité.
De toutes parts on rendait au vieillard des visites de curiosité, lesquelles ne manquèrent jamais d’augmenter son bien-être par quelques libéralités. Il conserva toujours de l’embonpoint, une très bonne mine, de la mémoire et beaucoup de gaieté. Une visite arrivait-elle ? Jacob débutait par quelques tasses de vin, chantait une chanson gaillarde et finissait par conter aux auditeurs une histoire qui n’avait pas moins d’un siècle. Chacun s’empressait de doubler encore sa joie par de l’argent ; le vieillard l’aimait beaucoup ainsi que le vin et le tabac ; de celui-ci il n’en donnait jamais à personne. Quoique réduit presque à la simple végétation, il végétait encore avec plaisir et il a conservé jusqu’à sa dernière heure trois passions qui sans doute sont les plus vivaces, la vanité, la colère, et l’amour de l’argent ; mais il y joignait la reconnaissance.
Jacob était dévot, il priait régulièrement soir et matin, et même une grande partie de la journée ; il a porté pendant longtemps, pendue à son habit, une croix à laquelle il avait une dévotion particulière et la plus grande confiance, mais il joignait à cela beaucoup de superstition. Il croyait sérieusement aux revenants, aux sorciers, à l’apparition des spectres, des fantômes ; cependant il n’était pas peureux. Très irascible, il n’aimait pas à être plaisanté, il s’emportait même jusqu’à la colère. Au reste, il assaisonnait tous les contes qu’il faisait de bons mots très piquants, qui ne manquaient jamais de répandre la gaieté dans l’esprit de ceux qui l’écoutaient.
La révolution commençait ; un autre ordre de choses se préparait ; chacun voulait en tirer parti. Ce furent sans doute quelques motifs semblables qui poussaient les parents de Jacob à l’engager d’entreprendre, pour la seconde fois, le voyage de Paris. (Il y avait cent deux ans qu’il l’avait fait pour la première fois, il ne paraissait rien avoir oublié de ce qu’il avait alors observé ; il citait jusqu’aux noms des auberges où il avait été bien traité.) Le voilà dans la capitale. Le onze octobre 1789, il fut présenté au roi ; celui-ci dut sans doute voir avec attendrissement le sujet de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI. Le vingt-deux du même mois, il fut annoncé à l’Assemblée nationale, ce qui donna lieu à la délibération suivante de la part de cette assemblée :
« Monsieur le Président a demandé à l’assemblée si elle voulait recevoir et donner place, à sa séance, au vieillard de cent vingt ans, du Mont Jura, dont elle avait agréé les hommages dans la séance d’hier. L’assemblée y a consenti et a même approuvé la proposition qui a été faite, que les membres de l’assemblée se levassent à son entrée pour témoigner leur respect à la vieillesse. Il a été proposé que les membres de l’assemblée votassent une souscription en faveur de ce vieillard ; l’assemblée a applaudi unanimement à cette proposition, et MM. les trésoriers ont été chargés de recevoir de MM. les secrétaires des différents bureaux le produit de cet acte de bienfaisance. » [Extrait du procès-verbal de l’Assemblée Nationale du vendredi 23 octobre 1789]
Jean Jacob ne survécut qu’environ trois mois à toutes ces démonstrations de curiosité, de respect, de bienveillance et d’intérêt ; il mourut le 29 janvier 1790, rue de Marivaux, n°7, après avoir reçu les consolations de Monsieur Poupard, curé de Saint-Eustache, alors confesseur du Roi. Le vieillard n’éprouva aucune espèce d’agonie, il s’éteignit sans secousse, comme une mèche qui manque d’aliment. Il fut propre jusqu’au dernier moment et ne souilla pas même son lit du moindre excrément. Le pouls des vieillards est presque toujours intermittent, le sien ne le fut jamais ; plusieurs médecins de Paris le visitèrent dans les derniers mois de sa vie, et aucun ne découvrit la moindre irrégularité dans les pulsations de ses artères. Jacob avait enfin, quand il quitta sa demeure terrestre, cent vingt ans, deux mois et vingt jours. Son inhumation fut brillante et solennelle ; le curé de Saint-Eustache, à la tête de quatre-vingts prêtres ; quarante flambeaux portés par autant d’enfants de chœur ; la garde nationale ; des filles de Saint-Thomas ; plusieurs personnes de marque, tel fut le cortège pompeux qui, le 30 janvier, à neuf heures du soir, accompagna Jean Jacob à son dernier asile ; son corps fut ensuite déposé dans le tombeau en bronze, destiné à recevoir les dépouilles mortelles des princes. »
Deux historiens ont récemment mis à mal cette biographie. Jean Jacob ne serait pas né en 1669 mais en 1693 ; c’est une petite-nièce qui aurait, par appât du gain, organisé une usurpation d’identité grâce à un extrait baptistaire d’un ancêtre. Les vieux rapportent, et les centenaires, en ces temps troublés que sont les moments révolutionnaires où l’on cherche à maintenir l’Ancien Régime, sont de véritables trésors. Une escroquerie en somme, qui eut la vie longue.
Philippe Artières
Pour en savoir plus sur cette affaire :
Jean Jacob, l’homme de 120 ans – Doyen du genre humain 1669-1790
Jacques Berlioz, Antoine De Baecque, Éd. Tallandier, 2019