La Vieillesse
En 1970, Simone de Beauvoir écrit La Vieillesse, qu’elle appelle un manifeste. Elle l’introduit en narrant combien elle a été mal reçue dans son initiative. Y compris par les gens âgés eux-mêmes, qui lui disent que « la vieillesse n’existe pas » : « Un grand nombre de gens, surtout de gens âgés, m’ont abondamment répété que la vieillesse, cela n’existe pas ! Il y a des gens moins jeunes que d’autres, voilà tout. » La vieillesse apparaît comme « un secret honteux dont il est indécent de parler », poursuit-elle. « J’écris pour briser cette conspiration du silence. »
Selon Simone de Beauvoir, cette conspiration du silence est liée à l’improductivité des vieux. Ils ne sont que rebut pour la société, déchets. D’autant plus que la vieillesse fait sur l’humain des ravages esthétiques redoutables : les animaux changent moins d’apparence en vieillissant, si bien que l’on a du mal à regarder la vieillesse en face. « La vieillesse apparaît comme une disgrâce », « la déchéance physique qu’elle entraîne saute aux yeux ».
Or, dans son introduction elle écrit qu’il faut « cesser de tricher » : « Le sens de notre vie est en question dans l’avenir qui nous attend ; nous ne savons pas qui nous sommes si nous ignorons ce que nous serons : ce vieil homme, cette vieille femme, reconnaissons-nous en eux. » « Il est nécessaire de briser le silence. »
« Seule dans Paris à 75 ans, avec 317 francs par mois »
Dans son livre, elle fait référence à un « cas typique » rapporté par Le Journal du dimanche, dans son édition du 17 novembre 19681 :
« Madame R. a été serveuse et plongeuse dans divers restaurants. Elle s’est arrêtée à 68 ans parce que le travail était trop dur pour elle. Ses anciens patrons ne l’avaient pas inscrite aux Assurances et elle s’est retrouvée avec 180 francs de retraite trimestrielle. Elle a tenu quatre ans, grâce à des économies. Ensuite, désespérée de devoir vivre avec 60 francs par mois, elle a parlé, sur un banc de la Place des Vosges, à une voisine qui lui a conseillé de voir une assistante sociale. Celle-ci lui a obtenu, grâce à des rappels de retraite, 870 francs par trimestre et 80 francs d’aide au logement. Elle habite sous les combles d’un hôtel du Marais : trois étages d’un bel escalier, puis deux demi-étages de marches étroites et hautes. Ni gaz, ni électricité dans sa toute petite chambre : elle s’éclaire et se chauffe au pétrole. Le poste d’eau est au fond d’une niche surélevée d’une marche ; c’est une acrobatie, quand on n’est pas très valide de descendre de là avec un seau. Les w.-c. sont à l’autre bout de la maison : il faut descendre un demi-étage, en remonter un autre, et grimper encore quinze marches abruptes : « C’est mon cauchemar, dit Mme R. Quelques fois l’hiver quand je ne suis pas bien d’aplomb, je reste appuyée contre le mur, me demandant si j’arriverai à redescendre. » Chaque trimestre, elle paye 150 francs de loyer : « C’est le principal (parce que sinon on me fera) partir pour l’hospice, mais j’aimerais mieux mourir ». Il lui reste 240 francs par mois, soit 8 francs par jour. Elle se chauffe à peine : l’hiver elle reste au lit tard et passe ses journées dans les magasins ou dans les églises. [ ] Elle ne dépense presque rien pour s’habiller. [ ] Elle mange très peu : par semaine trois biftecks à 2 francs, 3 ou 4 francs de gruyère, deux kilos de pommes de terre. Elle dîne souvent d’une pomme avec un peu de sucre et de beurre. Elle boit deux litres de vin par mois et consomme une livre de café par semaine. Elle a deux neveux qu’elle a aidés dans leur enfance. Mais ils sont installés en province, elle ne les voit jamais. Presque tous les dimanches, elle déjeune chez une amie. Elle apporte un petit gâteau et l’amie lui donne des restes à réchauffer pour le lendemain. Elle ne s’ennuie pas, dit-elle. Elle se promène beaucoup ; elle lit les titres des journaux à la devanture du marchand, et des voisins lui passent le journal de la veille. [ ] Le point le plus noir de sa vie, c’est le logement. Des amis lui avaient promis de lui réserver un deux pièces-cuisine dans la maison qu’ils habitaient. Elle en rêvait. Mais ils sont morts et les enfants ont loué à d’autres locataires. »
Et Simone de Beauvoir de poursuivre un peu plus loin : « Disposer de 7 à 10 francs par jour pour se nourrir, se vêtir, se chauffer, c’est être condamné à la sous-alimentation, au froid et aux maladies qui s’ensuivent. [ ] Plusieurs milliers de vieillards meurent de faim chaque année en région parisienne. Et chaque hiver, les journaux rapportent des cas de vieillards morts de froid. Ceux qui survivent, ne souffrent pas seulement de sinistre pénurie, mais aussi de la précarité de leur situation. Leur budget est constamment déséquilibré, ce qui les oblige à faire sans cesse appel aux services sociaux [ ], qui souvent les soumettent à des enquêtes humiliantes. [ ] La situation est à peu près la même en Belgique, en Angleterre, en Allemagne de l’Ouest, en Italie. »
Véronique Fournier
Extraits de La Vieillesse de Simone de Beauvoir, essai publié en janvier 1970 aux Éditions Gallimard