C’est une passionnante enquête sur l’importance des sociétés de conseil dans la vie des hôpitaux qu’a publiée la revue Zadig dans son édition de décembre. Réalisée par Marc Payet, elle décortique avec précision comment ces sociétés se sont peu à peu glissées dans la gestion du monde de la santé, prétextant d’un manque de compétence de l’administration, établissant des liens troubles avec le monde de la politique, imposant au final un modèle qui se révèle catastrophique. À l’heure où la principale d’entre elles – McKinsey – fait l’objet d’enquêtes judiciaires, voilà une lecture rafraîchissante et un brin désespérante. Extraits.
Tous les acteurs économiques sont disruptés par les acteurs entrants
Mais à quand remonte ce recours systématique aux consultants ? Le sociologue Frédéric Pierru, auteur de plusieurs ouvrages sur la crise à l’hôpital, documente l’historique de leur percée : « L’entrée massive des cabinets de consultants dans la sphère publique date de la révision générale des politiques publiques, la célèbre RGPP, mise en place en France au moment de l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, à partir de 2007. L’objectif était de ne pas renouveler le poste d’un fonctionnaire sur deux qui partait à la retraite et de réduire massivement les effectifs dans la fonction publique. Cela s’est appliqué aussi à l’hôpital. LR a participé à l’entrée massive des consultants dans le monde de la santé. Par la suite, le PS, sous la présidence de François Hollande, a légèrement freiné cette tendance, mais sans y mettre un stop, et Emmanuel Macron l’a accélérée. »
Cette ascension s’opère en opposition à l’administration. « La fonction publique hospitalière est jugée irréformable, arc-boutée sur ses acquis, ses 35 heures, ses syndicats archaïques. Au sommet, la caste des hauts dirigeants de la santé est elle-même jugée trop consanguine, et donc inapte à se transformer. Les cabinets de conseil, dont les membres sortent des meilleures écoles (X, Mines, HEC) défendent au contraire un modèle anglo-saxon. Ils se posent en rivaux du modèle français d’inspections menées par les grands corps de l’État. » Cette question a été particulièrement étudiée par la politiste Julie Gervais. « C’est parce que ces grands corps de l’État étaient perçus comme des obstacles au changement, trop conservateurs, que le pouvoir politique a fait monter en puissance les cabinets de conseil privés. Le postulat idéologique était alors la défaillance de l’État à se réformer lui-même », précise cette maîtresse de conférences à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. « La consultocratie a succédé à l’énarchie », résume Fabien Geledan, directeur du programme « Management de l’innovation » à Polytechnique. « L’idée majeure des consultants est de faire entrer dans l’administration une nouvelle pratique des ressources humaines. Il s’agit du lean management, inspiré initialement d’une révolution de l’organisation du travail instaurée par la firme automobile japonaise Toyota à la fin des années 1980. Son objectif est d’optimiser les processus en réduisant les temps sans valeur ajoutée. Elle a peu à peu été mise en place dans de nombreuses structures industrielles », ajoute-t-il.
Mais cette culture d’ingénieur, qui vaut pour Toyota, a-t-elle un sens pour les blocs hospitaliers et les plannings de consultations des patients ? On peut en douter. Souvent, les « recettes » des consultants sont inefficaces et désarçonnent leur public. Le Pr Stéphane Velut, chef du service de neurochirurgie à l’hôpital de Tours, ne manque pas d’anecdotes à ce sujet : « Je me souviens d’une journée où tous les chefs de service étaient rassemblés pour un séminaire. C’était comme un lavage de cerveau. Un jeune consultant, expert en chiffres, nous projetait 300 courbes et tenait un discours totalement ahurissant, comparant mon service de neurochirurgie à celui de Grenoble ou de Nantes et m’assénant : “Votre durée de séjour est trop longue par rapport à la moyenne”. » D’autres médecins ne sont pas spécialement à l’aise avec certaines activités établies, en vue de faire prendre conscience de sa place dans le groupe. Le « jeu du bateau » – où l’on doit dire si l’on se sent plutôt capitaine, matelot ou vigie en haut du mât – en fait partie. « C’était assez abêtissant, je ne me sentais pas à l’aise », nous confie l’un d’eux. Tout cela accompagné d’anglicismes incessants, comme « benchmark », « incentive » ou « perform ». Le jargon donne parfois des perles, comme cette phrase typique du langage consulting : « Tous les acteurs économiques sont disruptés par les acteurs entrants. » C’est loin d’être innocent. « Comme on a l’impression de ne pas comprendre ce langage, on passe pour des benêts, jusqu’au jour où l’on se rend compte que c’est fait exprès pour nous déstabiliser », constate ce même médecin.
Et en conclusion…
On en est pourtant loin d’en avoir fini avec l’addiction au consulting à l’hôpital. Étonnant paradoxe. Le Ségur de la santé, ambitieuse réforme voulue par Emmanuel Macron après la première année de crise du Covid, à l’été 2020, a entraîné une importante augmentation des dépenses de l’État en direction des « blouses blanches ». Le plus significatif est la revalorisation mensuelle de 180 euros pour les paramédicaux, ce qui n’était pas arrivé depuis des dizaines d’années, mais c’est encore insuffisant. Des financements supplémentaires pour de nombreux projets dans des hôpitaux, cliniques et centres médico-sociaux ont été actés. Mais « comme le système s’auto-alimente », selon le mot de Stanislas Johanet, le Ségur de la santé est aussi un formidable appel d’air… pour les consultants. Un coup d’œil sur les appels d’offres listés par la commission d’enquête sénatoriale permet de s’en rendre compte. Il prouve que l’État ne sait pas se passer de sa « dose ». Ainsi, sept cabinets ont décroché un marché total de 4 millions d’euros intitulé « Enquête de coût dans les hôpitaux ». Son objectif est le suivant : « La présente consultation concerne la mise en place d’un accord-cadre multi-attributaire portant sur des prestations de conception d’enquêtes de coûts, dans le domaine sanitaire et médico-social. » Autre exemple : McKinsey a remporté pour 532 560 euros, auprès du ministère de la Santé, le suivi de la « transformation de l’hôpital du Val-de-Grâce ». L’objectif est assez vague : « Accompagnement de la Direction générale de la santé dans la transformation du système d’agence dans le cadre du campus santé/recherche/innovation sur le site de l’hôpital du Val-de-Grâce. » La facturation se fait à la journée. Elle est salée. Pendant la crise du Covid, elle avait atteint des sommets. En effet, selon des données de la commission d’enquête du Sénat, McKinsey avait facturé au ministère de la Santé 4 551 journées de consultants, à 2 708 euros la journée, soit 12,31 millions d’euros ! Il s’agissait principalement d’aider à l’achat de masques, de faciliter le circuit logistique de la vaccination et de donner un coup de main aux services du ministère et aux hôpitaux débordés par la crise. Un autre cabinet, Accenture, qui pratiquait des tarifs moins élevés, avait tout de même présenté une belle addition de 2 055 journées de consultants, payés 2 230 euros par jour, soit 4,58 millions d’euros. Un « phénomène tentaculaire », comme le qualifie la sénatrice Éliane Assassi, qui n’est pas près de s’arrêter. « Au cours des années qui viennent, les hôpitaux vont forcément devoir restructurer, sous la pression de leurs dettes. Cela devrait nous apporter de nouveaux marchés », estime un consultant, qui ne croit pas un mot du discours officiel selon lequel les dépenses de l’État dans ce domaine seraient « réduites ».
VIF