Andreï Iouriévitch Kourkov est un écrivain ukrainien de langue russe. Il a vécu depuis son enfance à Kiev. Il a exercé différents métiers comme rédacteur, mais aussi gardien de prison durant son service militaire, et c’est là, au cours de longues heures de garde, qu’il a écrit ses premiers récits : des contes pour enfants.
Il est rare que l’on parle si tendrement, en temps de guerre. Sur la ligne de front entre la République populaire du Donetsk et l’Ukraine, deux habitants sont là, ils parlent. Ils sont restés dans leur village. Ils sont âgés, ils survivent comme ils peuvent dans cette « zone grise sans électricité, sans eau, au son des canonnades ». Ils ne s’aiment pas trop. Ennemis d’enfance, ils acceptent à peine de se parler et de s’entraider.
Sergueïtch, l’apiculteur, se sent responsable de ses abeilles en hivernage dans sa grange. Abandonné par sa femme et sa fille, il ne vit que pour elles. Avant la guerre, il proposait d’ailleurs à des clients de passage des siestes apaisantes sur ses ruches ! Inquiet de cet hiver interminable, il décide de partir en Crimée pour retrouver un certain Athem, un Tatar, rencontré autrefois lors d’un congrès d’apiculteurs dans cette région. Mais voilà, il n’est plus là. Il voit sa famille, hospitalière, mais la présence menaçante et permanente de l’occupant russe lui rappelle qu’il est considéré comme un étranger… Il retourne alors chez lui après avoir abandonné quelques « abeilles grises ».
« C’était calme à présent ici ! Depuis deux semaines déjà. Pour le moment, on ne se tirait plus les uns sur les autres ! Peut-être en avait-on assez ? Peut-être économisait-on obus et cartouches pour plus tard ? Ou peut-être tenait-on à ne pas déranger les deux deniers habitants de Mala Starogradivka, chacun plus accroché à sa maison exploitation qu’un chien à son os favori. Les autres Malastarogradiviens avaient voulu partir dès le début des combats. Et ils étaient partis. Parce qu’ils craignaient pour leur vie plus que pour leurs biens et qu’entre deux peurs, ils avaient choisi la plus forte. La guerre n’avait pas fait naître chez Sergueïtch de peur. Elle avait fait naitre chez lui une certaine incompréhension ainsi qu’une brusque indifférence à tout ce qui l’entourait. C’était comme s’il avait perdu tout sentiment, hormis un seul : celui de sa responsabilité. Et encore, ce sentiment-là, capable de susciter de l’inquiétude à n’importe quelle heure du jour et du nuit, il ne l’éprouvait qu’à l’égard de ses abeilles. » (p. 9)
« L’approche de l’été ralentit le cours du temps. Le bruit se fit plus intense dans la nature, les oiseaux de chanter plus fort le matin, mais le bourdonnement des ailes des abeilles ne fut pas pour autant recouvert par le vacarme. Sergueïtch tenait ce bourdonnement pour une preuve non seulement de la présence et de la santé de ses abeilles, mais aussi de sa propre présence au monde. Il était finalement non seulement le propriétaire du rucher, mais aussi le représentant des intérêts légitimes de ses habitantes. Les abeilles, certes, ne partageaient qu’un seul intérêt : amasser. Les lois internes réglant leur vie, les rapports entre abeilles-ouvrières et faux bourdons, toute cette menue cuisine quotidienne relevait de leur monde personnel, comme il en va chez les humains, et ne concernait pas l’apiculteur. Seules le concernaient la mort ou la disparition inopinée de la reine des abeilles, mais Dieu merci, dans son rucher les reines se portaient comme des charmes. Elles vivaient, besognaient et mouraient le jour prescrit par la nature et de la manière choisie par celle-ci, en transmettant le relais à leurs remplaçantes nées dans la même ruche. Sergueïtch ne faisait que veiller au bon ordre, autrement dit à la salubrité des ses pensionnaires. » (p. 205)
« Le soir rattrapa Sergueïtch à la sortie de Melitopol. Il croisa une colonne de véhicules militaires roulant à pleine allure: deux BTR et un tank sur une remorque suivis de deux Oural et d’un petit UAZ vert. Ils revenaient de la guerre, Sergueïtch le devina aux visages des conducteurs. Lui même n’allait pas à la guerre, mais chez lui. Ce n’était pas sa faute si sa maison était actuellement située sur la ligne de font. Sa maison était au front, mais lui n’était pas mêlé aux combats. De sa cour, de ses fenêtres, de sa palissade, personne ne tirait sur l’ennemi et par conséquent il ne pouvait se trouver d’ennemi prés de chez lui. Sans doute était ce pour cela que sa maison était encore débout… » (p. 386)
Éric Favereau
Les abeilles grises, Andreï Kourkov, éditions Liana Levi (398 pages, 23 €)