Comment faire avec l’âge ? Que faire pour les très âgés ? Sur quoi peut-on agir ? Philippe Bataille donne la parole aux vieux, aux proches, aux professionnels de santé. Il retrace des parcours, écrit des histoires : « Vieille, c’est le matin qu’on le sait », lâche ainsi une femme de 90 ans qui raconte les difficultés qu’elle rencontre pour se déplacer, et elle le dit : « Ce n’est jamais pareil, un jour ça va, un autre moins. Vieille, je le suis depuis longtemps, mais jusqu’à quel point, cela se mesure le matin. » Face à ce monde mouvant et éclaté, Philipe Bataille décrit le mille-feuille des interventions, souvent présentes mais pas toujours utiles. Faire avec l’âge, tel est le titre du livre, qui vient de paraître aux éditions de la Maison des sciences de l’homme, et à la fin duquel l’auteur détaille les points sur lesquels agir. Extraits.
« L’argent et le logement sont, avec la santé et les proches, les principaux déterminants qui facilitent ou compliquent le parcours d’âge. Ces quatre déterminants interagissent constamment, leurs multiples effets s’entrechoquent en générant des contextes si particuliers qu’ils sont souvent difficiles à prévoir ou à surmonter. Les équilibres qui se créent entre l’argent, le logement, la santé et les proches peuvent tenir un temps donné et céder à un autre. Par exemple, un bon état de santé permet de vivre seul à son domicile, aussi modeste soit-il, avec peu de travaux d’adaptation alors qu’un EHPAD de luxe peut être maltraitant. En dépit des anticipations personnelles, familiales ou institutionnelles, l’incident et l’incertitude l’emportent bien souvent sur les prévisions.
Le premier déterminant, l’argent, ne garantit pas tout, mais facilite bien des choses, comme le choix des aidants et leurs horaires de présence chez soi, ainsi que la nature de l’assistance indépendamment des prestations sociales dont les normes sociosanitaires contraignent les usagers. L’argent permet aussi à ses détenteurs de circuler librement sur le marché de la silver économie qui offre de nombreux produits, notamment pour soutenir l’autonomie ou pour sécuriser un domicile. Il couvre surtout le coût prohibitif d’une fin d’existence dans une maison de vieillesse de son choix ou d’une résidence autonomie avec des services qui conviennent au moment voulu. D’une manière générale, l’argent est un facteur de liberté qui manque aux âgés qui n’en ont pas.
La santé, deuxième déterminant de l’équation, évolue avec les années qui s’accumulent ; le corps aussi. Vieillir en bonne santé n’en demeure pas moins l’idéal. L’introduction de la médecine ou des aidants dans le parcours de gérontologie en dépend ; de même, les défauts de santé mobilisent souvent les services de l’hôpital dont la prise en charge des personnes âgées représente l’essentiel de l’activité, sans pour autant bien connaître ce public spécifique. C’est également l’absence de santé qui précipite les plus vulnérables dans des institutions sociosanitaires de vieillesse. Mais surtout, cela détermine le rapport entre autonomie et dépendance que des experts mesurent pour délivrer des prestations sociales.
Le troisième facteur, être propriétaire de son logement, ne protège pas de toutes les difficultés rencontrées quand le grand âge s’installe. Quelques marches à gravir à l’entrée de l’immeuble, auxquelles on peut n’avoir jamais prêté attention jusqu’alors, suffisent à rendre la vie impossible. Un logement déjà réaménagé peut ne plus être adapté à sa longévité ou à celle de son conjoint. À l’inverse, des voisins bienveillants ou un concierge attentif peuvent faciliter un maintien à domicile. Mais surtout, l’attachement des vieillards d’aujourd’hui à leur habitation annonce la recherche d’autonomie et de meilleur contrôle de leur vie privée des âgés de demain.
Enfin, qu’ils assistent ou non leur aîné, les proches comptent beaucoup dans le parcours de gérontologie. Nous avons vu à quel point les familles sont en première ligne pour secourir et pour aider, mais aussi leur défaillance, parfois, devant l’allongement de la vie. Des familles, même très présentes et très investies autour de leur aïeul, peuvent connaître des difficultés pour répondre à tous les cas de figure qu’il pose. Mais surtout, la famille incarne la dimension morale de l’idéal de la solidarité entre les générations.
L’entrecroisement constant de l’argent, de la santé, du logement et des proches projette les vieillards dans une profusion de dispositifs sanitaires et sociaux qui mobilisent une foule d’acteurs professionnels, tous pertinents pour intervenir. Le sujet âgé vulnérable interagit alors avec l’appareil de protection sociale et son financement ; l’ambition de la solidarité intergénérationnelle ; les droits de la personne vulnérable ; les évolutions récentes de l’institution familiale, que l’on sait plus souvent que par le passé éloignée ou recomposée ; le veuvage, souvent chez des femmes institutionnalisées ; le réseau local de gérontologie dont le domicile relève ; la formation des métiers du soin et de l’aide ; la société ; les médecines spécialisées ; la médecine générale ; l’unité des politiques territoriales de la vieillesse ; l’offre locale de soin ; les équipements de santé environnants ; le coût des maisons de retraite ; le pouvoir de décider pour soi-même ; les acteurs politiques ; et enfin, la justice.
Dans ces circonstances, faire valoir ses droits, défendre son libre arbitre, choisir, consentir, ne pas souffrir, et rester au centre de l’attention de tous sont autant d’actions sociales et de préoccupations humaines compréhensibles qui occupent l’essentiel du temps quotidien que les très âgés consacrent à leur survie. Par ailleurs, rien n’indique dans nos enquêtes que mourir au bout de l’existence soit plus apaisé.
Les vieux n’ignorent pourtant pas la mort, avec laquelle ils cohabitent, selon leur personnalité et leur histoire personnelle. Bon an mal an, beaucoup disent l’attendre. Plusieurs s’y préparent, voire l’organisent, par exemple au moment de rejoindre in fine un Ehpad dont ils disent, le seuil à peine franchi, qu’il sera leur dernière demeure. L’allongement de la vie, qui soulève la question du lien entre la vieillesse et la mort, est toutefois rarement abordé dans les débats publics sur la fin de vie1 et la mort décidée… »
Faire avec l’âge, Philipe Bataille, Éditions de la Maison des sciences de l’homme
1) Bataille P., Laisser partir. Euthanasie, l’exception, Paris, 2019.