Médiathèque – Charge

Treize est son nom de scène, son nom de slam. Elle ne veut pas dire l’autre. Elle a 38 ans, elle a passé près de dix ans en psychiatrie, hospitalisée puis dehors. Et depuis quelques années, elle a tout coupé, traitements et psychiatre. Elle a 38 ans, et cette semaine sort un livre, Charge, sur des moments de ce passé. « Je ne parle que de ce que je maîtrise aujourd’hui », nous dit-elle. « Je ne raconte pas tout, il y a des choses que je ne peux pas, dès que j’en parle, je pleure. »
C’est un texte, impressionnant, travaillé aux mots près, entremêlé de poèmes de slam. Avec un objectif simple : casser l’emprise.

« Une fois, j’essaie de casser le huis clos. Ça se passe dans une structure où je dois faire un bilan professionnel. C’est mon Cap emploi qui m’a envoyée… C’est un rendez‑vous avec un psychiatre qui est censé donner son avis sur la compatibilité entre l’état de ma santé mentale et une vie professionnelle.
Le jour arrive, j’ai le bide en poings, l’angoisse collée jusque dans les cheveux. Pour arriver à me confronter à l’épreuve, je suis venue avec une amie. Ça n’est pas un rendez‑vous médical, il n’est absolument pas là pour du soin. Je me répète qu’il faut juste que je lui raconte mon historique professionnel, l’impact de mes soucis de santé et comment je vois les choses aujourd’hui pour arriver à retravailler. Mon amie sera ma béquille, je serai moins paralysée par la peur. Je vais penser à comment elle regarde ma vie, c’est un regard positif, ça va m’aider pour parler de tout ça. C’est parti : entrer, se signaler au guichet, attendre que le médecin arrive. Il vient rapidement, il m’appelle, je m’approche, je lui annonce que je suis accompagnée pour mon rendez‑vous et lui présente mon amie. Il refuse qu’elle vienne avec nous. Je lui explique que je suis venue avec elle car j’ai signalé que j’ai du stress pour l’exercice et que sa présence va me rassurer, il maintient que ce n’est pas possible qu’elle assiste à mon entretien. Je me concentre, je tiens bon. Debout, en plein milieu des autres personnes qui attendent, je dois oublier la honte et insister en expliquant que je suis tellement angoissée que je ne me sens pas capable de faire le rendez‑vous seule. Mon amie est tout près de moi je la sens dans mon épaule gauche, c’est parce qu’elle est là que j’ai les moyens de tenir bon, sinon je n’aurais pas réussi. Comme je tiens ma demande, lui commence à avoir le mauvais rôle… Autant mes arguments s’entendent, autant lui n’appuie son refus sur aucune raison solide, et plus la scène dure, plus il passe pour ce qu’il est : une personne en situation de pouvoir en train de créer une situation un peu humiliante pour violence dans les interstices une personne en détresse, et ce, sans réel motif valable. Il finit par accepter et nous le suivons toutes les deux dans son bureau de consultation. À l’intérieur, une table, d’un côté un fauteuil, de l’autre, deux chaises, c’est parfait. Mais nous sommes en pays psychiatrique… La première chose qu’il fait une fois qu’on est dedans, c’est de refermer la porte derrière nous et de déplacer l’une des chaises dans le fond vers la porte. Il invite mon amie à s’installer ici et me désigne l’autre chaise, celle près de son bureau. J’enlève manteau et sac, je m’installe. Assise ici, je ne vois plus mon amie, il l’a mise à plus de deux mètres derrière moi, et nul doute dans l’air, ce geste a pour intention de limiter le soutien qu’elle pourrait m’apporter. Pendant l’échange, je ne pourrai pas la consulter du regard ni lui tenir la main si j’ai une émotion qui monte, le psychiatre pose les marqueurs de son territoire. J’ai insisté pour qu’elle vienne et il n’était pas d’accord, dans cette pièce, c’est ses règles à lui, il est en train de me le faire comprendre. J’entends parfaitement ce qu’il cherche à dire mais, heureusement, j’ai des facultés sensorielles puissantes et je sais que la seule présence de mon amie dans la pièce me suffira. Je ne suis pas venue avec n’importe qui, je sais qui est sur cette chaise et ce qu’elle est en train de faire pour moi, je n’ai pas besoin de la voir, je la sens. Est‑ce qu’il se rend compte que son geste ne me dérange pas autant que ce qu’il aurait souhaité ? Est‑ce que c’est pour cela qu’il décide d’aller plus loin ? Stupéfaction, au lieu d’aller s’asseoir sur son fauteuil de l’autre côté du bureau, il s’assoit sur son bureau. Il se cale près de moi un peu en diagonale, les fesses appuyées, les jambes écartées et le paquet génital surexposé. Mon visage doit tomber à hauteur de son nombril, pour tomber sur ses yeux il faut que je remonte le cou. Son corps est trop près, son entrejambe trop ouvert, son regard trop haut, je me crispe jusqu’à la rate. Je suis sidérée, il a réussi. Très à l’aise, satisfait, il va mener une partie de son entretien depuis cette position. Il m’a mise en dessous, symboliquement il me pisse dessus. Cet entretien sera un calvaire. Huis clos ou pas, il a marqué son territoire. Quand on ressort, je suis choquée. Je m’accoude sur une barre pour aider mes genoux, je me mets à pleurer, je crache un peu par terre. Cette expertise était à vomir mais, pour la toute première fois, j’ai un témoin. Mon amie a vu. Elle aussi, elle a remarqué la négociation humiliante de la salle d’attente. Elle aussi elle a vu les jeux de pouvoir avec la chaise déplacée. Elle aussi a remarqué le pantalon plein de sa bite posé sur le bureau pendant l’entretien. Elle était là, les conditions de l’entretien, elle ne trouve pas ça ok non plus. J’ai un témoin et ça change tout parce que la violence de ce que je ressens n’est pas liée à une maladie mentale, la situation à elle seule explique ce qui me secoue. Son regard, notre expérience commune valident cela. Lorsqu’on repart dans la rue, j’ai l’odeur des fleurs dans le nez et le goût du métal dans la bouche. Pendant l’expertise, j’ai flippé comme une enfant terrorisée, tremblante et soumise, mais en sortant je suis forte comme une femme. J’ai de la rage contre ce psy et ses jeux de pouvoir malsains, ce que je pleure et crache par terre, c’est ma colère.
 »

Éric Favereau

Treize (La découverte)

Charge, par Treize,
aux éditions La Découverte