Il y a une lourde gêne à parler aujourd’hui des difficultés des hôpitaux en France, de la crise des moyens ou du mal-être du personnel hospitalier, voire des temps d’attente qualifiés d’insupportables dans les services d’urgence.
Car ces jours-ci, l’hôpital est tête en bas. À la mi-novembre, la moitié des 36 hôpitaux de Gaza, régulièrement bombardés depuis le 7 octobre, ne fonctionnent « plus du tout », selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le chef de l’OMS s’alarmant même d’avoir « perdu le contact » avec ses interlocuteurs à l’hôpital Al-Shifa de Gaza, le plus grand du territoire, cible d’« attaques répétées ». Des hôpitaux, sans contact, perdus comme des radeaux dans une mer guerrière.
Paris n’est pas Gaza et cela n’a rien à voir, dira-t-on. Il n’empêche, l’hôpital, hier lieu d’hospitalité pour les pauvres puis lieu de soins pour tenter de repousser les limites de la mort, est aujourd’hui écrasé, sans espoir, lieu de caches, lieu que l’on bombarde, lieu où l’on se bat.
Certes, dira-t-on encore, en temps de guerre, ce n’est pas très nouveau. De tout temps, dans toutes les guerres, des combattants se sont cachés dans les hôpitaux. Lors du débarquement allié en Normandie, de nombreux hôpitaux civils, comme celui de Picauville, ont été bombardés ou pilonnés par erreur, malgré leur grande croix rouge sur le toit, ou bien parce que les Allemands les utilisaient comme boucliers, mettant à proximité des armes lourdes. De même en Ukraine, il y a ces frappes russes régulières sur des hôpitaux, voire même sur les maternités… Et plus généralement, il suffit de parler avec les ONG pour qu’elles le confirment : les hôpitaux ont toujours servi de lieux de caches, et les ambulances ont, bien souvent, aussi servi à déplacer des responsables que l’on voulait dissimuler à l’ennemi ou à cacher des armes que l’on voulait transporter jusqu’aux combattants. Ce que racontait, sans fard, Bernard Kouchner, lors de ses premières missions.
À Gaza, c’est donc ainsi. C’est terrifiant. Et en pire. Le porte-parole de l’armée israélienne a déclaré que les hôpitaux, dont celui d’Al-Shifa, servaient ouvertement de couverture au Hamas en présentant des vidéos destinées à convaincre que le mouvement islamiste avait, de longue date, conçu ses installations souterraines dans et à proximité de ces établissements de santé. En écho, des propos terrifiants de médecins sous les bombes : « Les hôpitaux sont surpeuplés. Non seulement en raison du nombre de blessés, mais aussi parce que les civils viennent s’y réfugier. Il y a tellement peu de zones sûres, et même les hôpitaux ne le sont pas entièrement, que les gens, dès qu’ils perçoivent un peu de sécurité quelque part, s’y précipitent, jusque dans les couloirs… », explique Louis Baudoin-Laarman, responsable de la communication MSF pour la Palestine. Certains pourraient se dire que si hier des combattants se réfugiaient à l’hôpital, c’était avec le soutien actif de la population mais là, rien ne dit que ce soit le cas. Là, on évoque l’hypothèse d’une utilisation stratégique, inédite, à grande échelle, de ces lieux, et ce ne sont plus de simples caches improvisées. Des militaires israéliens montrent ainsi des accès sous l’hôpital qui conduisent aux fameux tunnels du Hamas.
On fait perdre la tête à l’hôpital. Et il n’a même plus de mains. Des témoins évoquent des opérations sans anesthésie, à même le sol. « Nous mangeons des biscuits, et nous arrivons à faire du pain avec de la farine et parfois des conserves. Je dors deux heures par nuit », raconte un infirmier, à bout, toujours dans Le Monde. L’hôpital est par terre. Qui se souvient de « Pour Sama », ce magnifique documentaire durant la guerre civile en Syrie, à Alep ? À l’intérieur de la maternité vivait un jeune couple de médecins. Des dizaines de blessés qui arrivaient chaque jour, des scènes uniques, comme celle où l’on voyait le médecin et son équipe sauver, en le secouant, le bébé qui semblait mort-né d’une femme enceinte déjà morte, et ces deux jeunes médecins qui continuaient malgré tout à aider à accoucher.
Là, aux bords de la Méditerranée, on n’entend, on ne voit plus que des larmes, des blessures, des enfants effondrés, et tout autour des morts si mal cachés dans des draps blancs. « Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs », écrivait Baudelaire. Et là, on ne voit que des gens blessés, sans espoirs, perdus, bientôt morts. Un condensé insupportable de la guerre.
Quand on pense que ce mot « hôpital », venant du XIIe siècle, est emprunté du bas latin hospitalis (domus), « (maison) hospitalière ». Un hôte… Quel joli mot c’était, un mot désignant aussi bien celui qui reçoit que celui qui est reçu… Ce mot qui a perdu toute sa tête, alors que jamais on n’aurait eu autant besoin d’« hospitalité ».
Éric Favereau