Les VIEUX, inclassables, comme tout le monde

Exposition de Philippe Artières

On ne naît pas vieux, on le devient. On ne se voit pas naître, ni mourir, mais on se voit vieillir. La voix des VIEUX n’est pas tout à fait comme celles des femmes. Les VIEUX ont été hommes, femmes, adultes, enfants. Ils ont des droits comme tout citoyen. Ils sont multiples et ne peuvent se sauver de l’inévitable effacement. Et si on ne peut conjuguer le verbe mourir à tous les temps, vieillir est un verbe conjugable à tous les modes.

On est tous le VIEUX d’un autre

Le vieillissement agit à plusieurs niveaux depuis la naissance. On y observe des strates de phénomènes que traverse la personne en chemin de vieillissement. Ce n’est pas un état, mais un long processus parsemé de multiples expériences, émotions, transformations, etc. Aussi notre prétention à comprendre la personne qui vieillit est un leurre. Notre imaginaire déforme la nature intrinsèque à la personne. Plus on est VIEUX, plus notre perception de la vieille personne se modifie. Le temps, alors, nous suit. Ainsi on parle de l’âge du petit enfant, par exemple : un an et trois mois. L’adolescent, lui, veut mûrir plus vite. L’adulte alors freine son âge. Puis le VIEUX, lui, note son âge : 98 ans et 6 mois. Le temps traverse la personne en trébuchant sur la volonté de longévité et l’apparence qu’il veut s’octroyer face aux injections sociétales du jeunisme. On est tous le VIEUX d’un autre. Aussi notre regard de nourrit de pitié, de répulsion, d’exclusion, d’abandon, de peur, d’autant plus si le paupérisme s’en mêle, mais aussi d’admiration exagérée qui nie la vulnérabilité en cours. Alors à partir de quand est-on VIEUX ? La société a instauré une échelle des âges et le vieillissement est le dernier échelon où l’on maintient les VIEUX dans le passé à tout jamais – on ne cesse de les animer avec des souvenirs, des références au passé, de leur parler de souvenirs, comme s’ils étaient un souvenir en soi. L’avenir n’est pas le décor de leur vie et l’on s’obstine à ne pas les y introduire. Le jeunisme ambiant, le consumérisme narcissique, font qu’on ne regarde plus les vieux corps, d’ailleurs on ne les montre pas. On oublie les VIEUX, qui, pourtant votent, paient leurs impôts, donnent du travail à des aidants, soignants et produisent du bénéfice financier pour des institutions marchandes. Par ailleurs, ils sont une bibliothèque de connaissances, d’expériences, vivante.
Merci à Camille Claudel de les avoir sculptés et admirés.

Tous des Vieux en marche

Ces VIEUX sont-ils une identité de plus ? Une classe sociale supplémentaire ?
Ils ont traversé toutes les classes sociales, les genres, les âges. On leur rajouterait encore une identité, une entité, un cadre en prenant le risque de nier leur parcours de vie singulier pour les assimiler à un groupe ? Ceci pour un engagement politique ? Pour des revendications sociales ? Mais n’ont-ils pas depuis toujours participé à la construction d’une société ? En quoi agiraient ils autrement maintenant ? Il y aurait un discours de VIEUX spécifique ? Avec le vieillissement, les problématiques sociales ou politiques seraient-elles si différentes ? Le soin, la santé, l’habitat, la sécurité, l’argent, la pensée, la citoyenneté, seraient des paramètres à part ? Voilà bien une mise à l’écart par le fait même de créer une entité pour un ensemble de population qui a toujours existé en vieillissant depuis toujours. Nous sommes tous des Vieux en marche.

La perception est dynamique. Nous voyons, ressentons, ce que l’esprit choisit de voir, comprendre. Aussi n’apercevons-nous qu’une infime partie de la personne qu’est le VIEUX. Notre compréhension est nourrie d’imaginaire, de préjugés, de morale, de valeurs et convictions intimes, de diktats sociaux. Le classement en genre « VIEUX » surajoute de la puissance à l’exclusion dont il est difficile alors de s’extraire. En classant les vieux en VIEUX, on les uniformise en induisant des comportements de VIEUX face auxquels nous forgeons nos propres comportements à avoir avec les VIEUX. Le VIEUX, c’est…on agit comme…
L’occultation de son existence intime et essentielle, ou bien son encensement exacerbé (tout aussi occultant) de sa volonté est amalgamée avec des injonctions cadrantes qui « placent » le VIEUX, le cochent dans une case sur des dossiers. On l’inclut dans des systèmes qui l’extériorisent de sa propre vie. C’est un état de VIEUX qui le piège et l’assimile à la passivité.

Une collectivité imposée

Cependant, ne nous y trompons pas : un VIEUX n’est ni serein, ni sage, à peine digne. Pourquoi le serait-il à son grand âge plus qu’avant ? Combien de VIEUX pensent encore comme ils l’ont fait toute leur vie ? Les VIEUX, ce sont les autres. On est tous le VIEUX d’un autre. En classant les VIEUX en classe de VIEUX, on leur impose une collectivité et l’exclusion d’avec les autres classes sociales dont ils ont fait partie depuis longtemps !

La perception du corps déformé, usé, souffrant, parfois sale, nous dérange et bouscule nos critères de beauté. Notre surdité face à leur imaginaire, leur mémoire, leur affection, même défaillants – le cerveau ne peut tout stocker et les émotions font parfois le ménage – génère des politiques d’exclusion et crée des ghettos de VIEUX où les différentes classes sociales ont disparu. Les VIEUX avec les VIEUX qui mangent VIEUX, jouent VIEUX, s’habillent VIEUX, parlent VIEUX… Ils sont inutiles et ont un coût social. Cependant, même VIEUX ils traversent les conflits de classe et de genre. Pauvres, ils sont punis jusqu’au bout. Riches, ils s’en tirent bien –, que ce soit au niveau matériel ou cognitif/intellectuel. Seuls ou entourés, défaillants ou résistants, ils continuent à se nourrir leur volonté de vivre.
On s’efface dans la vieillesse comme on a vécu. Sans doute.

Un leurre qui rassure

Alors, qu’est-ce qui rend le VIEUX plus différent des autres ? Plus spécial ? Moins ordinaire ? Un statut de VIEUX le renferme dans la finitude, dans un processus aussi marchand. Plus le Vieux est grand VIEUX, plus on pense pour lui, on l’organise. La fragilité ingérable dans le quotidien nie la singularité intime du VIEUX. Bien sûr, on parle de prise en charge, de soins, de protection, mais où est la force de l’attention à la personne vivante qui est le VIEUX ?
Classer le VIEUX dans une entité est un leurre de responsabilité sociale qui rassure. C’est à l’image d’une société fracturée en communautés qui s’opposent.
Parions plutôt sur de la solidarité à l’échelle environnementale du VIEUX : soins à domicile, habitat adapté, occupations respectueuses de son intelligence et de ses habitudes, problématiques du handicap, de l’autonomie, développée comme pour tout un chacun, politique de l’attention à la personne et travail relationnel à la hauteur de ce qu’est une vie ordinaire, singulière, dont le sens est multiple. N’est-ce pas la meilleure prévention à la revendication d’interruption de vie, à l’oubli, au misérabilisme des institutions enfermantes de la vieillesse ? Ils sont porteurs de leur propre sens de vie, ne l’oublions pas. La problématique de la prise en charge de la vieillesse et de sa vulnérabilité est récurrente. Cependant des progrès ont été réalisés dans la compréhension des besoins des VIEUX. Pour autant, il reste à observer une vigilance sur des pratiques de prise en charge, sur le rapport que nous avons avec la vieillesse et la mort, sur la discrimination ambiante.

Voici quelques paroles de VIEUX recueillies au cours de mes interventions soignantes :
« Les autres sont vieux ;
Je ne suis pas autre ;
Ma vie continue ;
Les feuilles des arbres se renouvellent toujours ;
Je regarde l’enfance vieillir ;
Je suis homme, femme, adulte, enfant, pauvre, riche, ouvrier ou bourgeois, je suis maintenant tout à la fois, mais je suis moi ;
Je vis. »

Et face à l’injonction entendue qu’il n’existe pas d’écrits sur le vieillissement, voici une petite bibliothèque d’auteurs et chercheurs (il y en a d’autres) :
Michel Billé : Lien conjugal et vieillissement ; Dépendance quand tu nous tiens.
Jean Améry : Du vieillissement, révolte et résignation.
Renée Sebag-Lanoë : Propos sur le grand âge.
Esprit (juillet 2010) : La vie dans le grand âge.
Jacques Ricot : Philosophie et fin de vie.

ET… toujours…Simone de Beauvoir

Brigitte Greis