Avis d’urgence… Cherchons économies pour limiter les dépenses de l’Assurance maladie. Cet hiver, de nombreuses discussions ont eu lieu au Parlement pour tenter d’y parvenir. Et pour cela, priorité a été donnée à la réduction des coûts des transports sanitaires, en limitant leur usage et en imposant de nouvelles contraintes. Au même moment, Emmanuel Vigneron, géographe, spécialiste des inégalités territoriales et de santé terminait un rapport sur cette question à la demande du Forum Vies mobiles (un think tank soutenu par la SNCF). Nous publions ici sa conclusion.
Les déplacements de santé sont nombreux. Ils totalisent plusieurs milliards de trajets par an. Ils sont très variés. Ils occupent toute la gamme des déplacements humains, des migrations internationales les plus lointaines aux déplacements les plus locaux. Ils sont exceptionnels ou quotidiens…
On peut décrire et chercher à comprendre plusieurs milliards de déplacements chaque année, enregistrés dans des bases informatiques, en étudier les caractères, le contexte et la répartition géographique. On peut en outre les reconstituer sur une longue période de plus d’un quart de siècle. Ils montrent qu’il peut exister une science des déplacements de santé fondée sur l’analyse des chiffres.
Pour un atlas des déplacements de santé
De leur côté, les déplacements bons pour la santé sont beaucoup moins connus. Cependant, des sources, même ténues, existent, permettant d’en aborder l’étude. L’importance dans le débat public des uns et des autres et surtout des premiers, suggère qu’une étude détaillée, approfondie et objective serait utile et bien accueillie.
[…] Il ne faut pas se cacher toutefois que des réticences à l’étude de ce sujet peuvent exister en ce qu’elles pourraient démontrer des insuffisances de prise en charge […] Au total, faute d’exploitation analytique des données – il est vrai profuses, complexes, difficiles d’accès à moins d’en être spécialiste –, il n’existe pas encore de science des déplacements de santé. Cette science serait pourtant possible car les données existent qui pourraient être accessibles si on s’en donnait la peine. Leur rassemblement, leur analyse et sa discussion permettraient d’alimenter le débat et la décision dans un domaine dont il est beaucoup question aujourd’hui, pas toujours à bon escient ni même sans arrière-pensées purement politiciennes.
C’est dans cette perspective que cette note de recherche a été rédigée comme une étude de faisabilité préparatoire à une étude géographique des données qui constituerait sur le sujet une grande nouveauté. Celle-ci pourrait prendre la forme, pour la première fois en France, d’un atlas des déplacements de santé. Même s’il ne faut pas s’en masquer l’importance du travail, cet atlas pourrait être actualisé chaque année. Il serait à tout coup bien accueilli en raison de l’attente d’informations rigoureuses sur ce sujet […] Un tel travail suppose qu’on s’entende sur les mots. C’est un travail préalable indispensable, une question de respect des lecteurs. On peut, sans fausse modestie, se rappeler ici un autre enseignement d’Albert Camus car il n’y a pas en société de petit sujet, il n’y a que ceux que la vie nous a confiés : « J’ai essayé particulièrement de respecter les mots que j’écrivais, puisque à travers eux je respectais ceux qui pouvaient les lire et que je ne voulais pas tromper. »
Augmentation des demandes, concentration de l’offre
Pour conclure vraiment maintenant, librement et sans caricaturer, voici ce que nous voudrions dire des déplacements de santé en l’absence d’étude approfondie, mais aussi en fonction de notre expérience du sujet et pour essayer de comprendre comment ils sont devenus un sujet si important dans le débat public.
L’accroissement de la consommation de santé dont celle des déplacements de santé est lié à l’attractivité propre de la médecine auprès des populations. La médecine, s’étant mise à guérir à partir du XIXe siècle et surtout dans la deuxième moitié du XXe siècle, a suscité l’engouement des malades. Cet engouement a été entretenu par les médias qui ont en fait l’un de leurs sujets de prédilection et de… couverture des magazines. Les patients ont voulu pouvoir accéder à la santé, comme, jusque-là, seuls les plus riches le pouvaient. Pour cela, on a créé la Sécurité sociale.
Le « on » est ici volontaire. En effet, cela n’a pas été voulu d’en-haut par la philanthropie des classes possédantes mais c’est sous la pression de cette demande qui s’est exprimée par divers canaux que cet acquis social a été conquis et organisé. Il a été concédé par la partie des classes dirigeantes soucieuses de paix sociale et d’unité nationale plus que d’affrontements de classe, au lendemain de la Libération et en raison de la crainte d’une prise de pouvoir par les communistes. Ceci explique le caractère paritaire de la Sécurité sociale – aujourd’hui amoindri – qui est exceptionnel dans la conduite des affaires publiques.
Cette augmentation de la demande ne s’est pas accompagnée de la diffusion de l’offre, comme c’est en général le cas et comme l’ont montré tant de travaux sur la diffusion spatiale des innovations depuis les publications princeps de Thörsen Hägerstrand. Au contraire, et à rebours de tout modèle, l’augmentation de la demande a été concomitante de la concentration de l’offre. L’accroissement des déplacements de santé pour sa part est lié à la concentration des soins, laquelle, même si elle se pare d’exigences de sécurité et de qualité des soins, n’est jamais que la conséquence, en régime capitaliste, de la recherche du profit, d’une rentabilité ou d’une « efficience » au moyen d’économies de toutes sortes, et notamment d’échelle et d’agglomération permettant de limiter « la dépense de santé ».
Une spirale inflationniste
Appeler cela une dépense est au reste un signe qui ne trompe pas. Du point de vue du capitalisme, c’est en effet une dépense, c’est-à-dire quelque chose qu’il faut chercher à limiter, une dépense qui par définition est trop élevée et qui n’est pas utile sinon quand elle concerne les accidents du travail et la remise sur pied au plus vite de travailleurs qualifiés laquelle est toujours moins coûteuse que l’embauche et la formation de nouveaux employés. Il eût pourtant été parfaitement possible de construire un autre système de santé et même de qualifier les « dépenses » de santé d’investissement de santé ou de « sommes dues aux assurés sociaux et à leurs ayants droit ».
L’éducation au bon usage des deniers communs, c’est-à-dire à la citoyenneté, aurait pu remplacer la dénonciation et la punition, bien sûr tout en réprimant durement les abus.
Dans cette démarche, la concentration des soins a rencontré le souhait des professionnels de santé, des classes possédantes et dirigeantes, et des industriels de la santé : avec des patients solvabilisés par la Sécurité sociale, les professionnels ont vu dans la concentration, le confort que celle-ci procurait sans craindre la concurrence entre eux. Ils ont vite trouvé dans la spécialisation puis l’hyperspécialisation le moyen supplémentaire d’économies d’échelle et d’agglomération. D’une absence de spécialité chirurgicale au XIXe siècle, on est passé à deux – l’orthopédie et la chirurgie viscérale au début du XXe –, puis à trois, y ajoutant la neurochirurgie, et aujourd’hui à 45 ! La chose n’a pas été possible aux boulangers par exemple ou aux bouchers contraints de se disperser davantage dans les territoires, les villes et les quartiers. Voilà qui explique l’augmentation continue des déplacements d’accès à la santé.
Les classes possédantes et dirigeantes ont pu voir dans ces économies d’échelle et d’agglomération la possibilité de limiter le coût unitaire des actes payés aux professionnels en limitant par l’augmentation du volume produit les revendications de revenu global. Du coup, les professionnels, à la fois prescripteurs et opérateurs, maîtres d’œuvre et maîtres d’ouvrage, ont été pris dans une spirale inflationniste de production qui conduit à l’accroissement du volume de transport dont le coût augmente directement et continûment avec la concentration des soins pour atteindre aujourd’hui 6 milliards d’euros.
Une charge qui nous honore collectivement
De son côté, l’industrie du matériel de santé a vu dans la concentration la création d’un marché doté de capacités importantes d’investissement car assuré d’en rentabiliser l’usage. S’avançant derrière les étendards brillants de qualité et de sécurité, pas toujours très éprouvés, les industriels ont produit des équipements de plus en plus onéreux, en exploitant au fond le filon de la religion du progrès dans nos sociétés contemporaines, largement entretenu par des médias qui vivent de ces « scoops technologiques » et du « buzz » d’innovations qui n’en sont pas toujours. Chacun sait qu’au désir d’accéder à la radiologie à rayons X a succédé celui d’avoir droit à l’échographe, puis au scanner, puis à l’IRM. Tous matériels lourds qui ont multipliés les occasions de déplacements.
La machine s’est emballée dès lors que les promesses techniques de la médecine ont fait plus qu’être atteintes et qu’elles ont rencontré des progrès tout aussi époustouflants dans le secteur des transports, qu’il s’agisse des moyens de déplacement ou du réseau de voies de circulation.
Tous ces progrès, réellement spectaculaires et très rapides, ont aussi été très largement soutenus pendant plusieurs décennies entre la fin des années 1940 et le second choc pétrolier, durant les Trente Glorieuses, par une accumulation de capital et son plus grand partage par l’impôt qui a été sans précédent. Les progrès dans le domaine de la médecine ont inévitablement provoqué une demande de plus en plus grande et exigeante qui s’explique aussi en partie par la nature même de la Sécurité sociale : un acquis des revendications des travailleurs dont il est tout à fait légitime d’user. Dans le même temps, cet usage encore très modéré dans les années 1960 est allé croissant et d’aucuns – l’État, le patronat et leurs médias – ont très tôt considéré que cet usage était excessif sinon abusif. On a tenté de le limiter par tous les moyens, en baissant les remboursements notamment, en réduisant la liberté de prescription des médecins, en leur imposant de « bonnes pratiques », en diminuant le volume de l’offre, en favorisant la concentration tout en limitant l’éligibilité à la prise en charge du transport médical. Cela a conduit à exclure les plus éloignés en rendant plus difficile l’accès aux soins et au progrès médical. Cela a consisté à dénoncer à l’envi, année après année, le coût annuel prohibitif des transports et à souhaiter le réduire drastiquement par des moyens coercitifs parfois fantaisistes comme le covoiturage et le ramassage des patients par un même taxi dans un rayon de 30 km, comme l’a institué sur le papier une loi récente. On pourrait pourtant considérer, comme nous l’avons déjà relevé ci-dessus, que les six milliards de dépense de transport sanitaires ne sont pas une dépense mais un dû à ceux qui, dans une France une et indivisible, habitent loin et sont peu mobiles. On pourrait se dire c’est comme ça, c’est une charge, certes, mais une charge qui finalement nous honore collectivement. Réprimons les éventuels abus mais n’imposons pas de double peine à ceux qui sont loin et qui, comme les autres pourtant, contribuent à la dépense commune.
Le « fidéisme de la moyenne »
Les progrès dans le domaine des transports dans la deuxième moitié du XXe siècle ont été tels que, dans un premier temps, ils ont fait passer au second plan la question des déplacements quand il s’agit de santé et ont bien sûr favorisé la concentration du secteur. On a, par exemple, totalement négligé, dans les politiques sanitaires, l’éloignement de l’offre de soins ou même l’allongement des durées de transports sur l’état de santé des personnes. Ainsi, des normes de temps d’accès aux soins, même si elles ont été proposées depuis le début des années 1990, dans la foulée de la loi de juillet 1991 instaurant les Schémas régionaux d’organisation des soins, n’ont jamais véritablement pu s’imposer dans les textes législatifs. On dira qu’en prenant comme base de la planification, les arrondissements d’abord, puis, bien plus souvent, les départements dans leur entier et des taux cibles d’équipement, on a de fait marqué cet intérêt […] Mais ce faisant, on a considéré que ce taux cible valait pour tout le département et marquait le succès de l’œuvre de planification même si tout était concentré dans la ville préfecture, parfois à 150 km et, en moyenne, à 80 km des périphéries du département. Cet abus de langage a été autorisé par la croyance quasi mystique en France dans l’idée de moyenne arithmétique et le peu de place accordé à la mesure de la variance ou dispersion des valeurs autour de la moyenne en France depuis la Révolution Française, constat que nous avons souvent développé sous le nom de « fidéisme de la moyenne ».
Il est temps aujourd’hui de s’interroger, dans les politiques de santé et pour les missions attribuées aux établissements et services de santé, sur l’intégration du coût de tous les déplacements de santé, lorsque cela est nécessaire pour assurer l’égalité d’accès aux soins qui constitue en France un objectif constitutionnel. La concentration des soins et l’extension des déserts médicaux mais aussi les difficultés financières de nombre de nos concitoyens font qu’on ne peut plus en laisser le soin aux individus eux-mêmes. S’agissant des déplacements bons pour la santé, il faut aussi s’en saisir pour les permettre à tous. Au reste, le système de santé peut aussi y contribuer, par exemple par l’extension et l’organisation des activités de sport-santé mais aussi par des ateliers santé au sein des établissements qui déjà existent ici et là.
Emmanuel Vigneron