Sociologue, chargé de recherche au CNRS, Emmanuel Beaubatie mène des recherches dans les champs du genre, de la sexualité et de la santé. Auteur de Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre aux éditions La Découverte (2021), il a reçu en 2018, les prix de thèse du GIS Institut du genre et du Défenseur des droits.
Il évoque avec nous la place du chercheur, entre proximité et neutralité. Comment parler des autres sans parler à leur place ? Tous les chercheurs et chercheuses ont-ils la même légitimité à parler de certains sujets ? Aujourd’hui, ce débat est vif, parfois tendu. Dans une petite salle de la Maison des sciences de l’homme, à Paris, la discussion a été simple et détendue.
Travailler sur les trans impose-t-il une attitude particulière ? Et pour dire différemment, est ce que la légitimité du chercheur diffère-t-elle par rapport à d’autres domaines d’études ?
Ces questions se posent sur de nombreux terrains. La question de la distance, de la bonne distance vis-à-vis de son objet d’étude, est transversale aux sciences sociales. Elle ne se pose pas que sur des terrains portant sur des populations minorisées. L’exigence de « neutralité » est quelque chose que l’on apprend dès le début dans les formations de sociologie. Pour autant, un certain nombre de travaux, comme la critique féministe des sciences par exemple, ont montré que cette posture de neutralité n’avait de neutre que le nom. Derrière l’illusion de neutralité se cache toujours une position qui est située. Personnellement, je ne pense pas que l’on puisse tout voir depuis nulle part, comme le dit Donna Haraway. Les chercheurs et chercheuses sont des individus qui ont des positions sociales. Nous sommes situés, tout le monde l’est. Selon moi, c’est une précaution méthodologique que d’oser le reconnaître. Mais hélas, ce sont souvent les mêmes, les chercheurs et chercheuses minorisés et opprimés, y compris les femmes, à qui l’on demande de préciser d’où ils ou elles parlent. Ils et elles sont souvent soupçonnés d’avoir un regard plus spécifique que scientifique ; or ils ne sont pas les seuls à porter des lunettes singulières.
Tous les points de vue sont-ils, de fait, équivalents ?
Non, justement. Ce qu’une personne observe sur un terrain d’enquête n’est pas ce que verra une autre. J’adhère à l’analyse de Sandra Harding dans son propos sur ce qu’elle appelle l’objectivité forte. Pour que l’objectivité soit forte, dit-elle, il faut un maximum de symétrie entre l’objet et le sujet de la recherche. Selon elle, quand on appartient d’une manière ou d’une autre à une population minorisée ou opprimée, on est en mesure de voir des choses que les dominants ne pourraient pas relever. Les dominants sont souvent aveugles à leur propre exercice de la domination. Pour autant, dans ce raisonnement, on se heurte aussi à la question de la pluralité et de l’hétérogénéité des groupes et des chercheurs minorisés qui, à l’évidence, n’ont pas toutes et tous le même regard sur un même objet.
À vos yeux, le terrain trans est-il un terrain d’étude comme un autre ?
Je ne sais pas, mais le terrain trans me paraît assez paradigmatique sur cette question de la positionnalité du ou de la chercheure. Il permet de réfléchir très sérieusement à ces enjeux de neutralité, d’objectivité, précisément parce qu’il est difficile d’y accéder lorsque l’on n’appartient pas au groupe étudié. Il y a beaucoup de défiance sur ce terrain de la part des trans. Ils et elles se méfient des chercheurs et plus généralement des experts, notamment en raison d’une longue histoire individuelle et collective de psychiatrisation et de judiciarisation des transitions. La plupart des trans n’ont d’autre choix que d’être objectivés par des professionnels, médecins ou juges notamment, pour pouvoir disposer de leur propre corps, et décider de leur propre vie. L’histoire des trans est aussi marquée par un certain nombre d’écrits médicaux, et notamment psychologiques et psychiatriques, qui ont pu véhiculer de la maltraitance théorique et bon nombre de violences épistémiques. D’où une certaine réserve vis-à-vis de toute forme d’expertise, y compris sociologique.
En tout cas, c’est un terrain tendu…
Disons que c’est un terrain sensible, pour cette raison-là entre autres. Les trans forment une population difficile à joindre, comme on dit en sciences sociales. Quand on entre en terrain trans, il faut pouvoir justifier de sa méthode, de ses orientations, de son engagement dans une forme de recherche communautaire, mais aussi de sa propre trajectoire personnelle sur le plan du genre. Par ailleurs, les trans constituent aussi une population très experte et donc particulièrement critique vis-à-vis des travaux des chercheuses et chercheurs, ce qui n’est pas sans rappeler l’histoire des recherches sur le VIH/sida et l’activisme thérapeutique.
La notion de patient expert, du savoir profane, née avec le sida, vous a-t-elle aidé ?
Oui, l’histoire récente des trans et de leurs mobilisations collectives y ressemble beaucoup, entre autres choses parce que certaines sous-populations trans ont été très touchées par l’épidémie. Les mobilisations collectives des trans ont repris beaucoup de pratiques et de codes issus des mouvements de lutte contre le VIH/sida. Il y a sans aucun doute un désenclavement du savoir scientifique sur les trans, une intrication entre savoir profane et savoir professionnel. Ce phénomène est à l’œuvre depuis longtemps, depuis les débuts de la médicalisation des parcours trans à vrai dire, mais les savoirs trans tendent à se professionnaliser de plus en plus.
Est-on, de ce fait, à un moment particulier dans les travaux sur les trans ?
Oui et non. Les études sur les trans ne sont pas nouvelles, mais ce que l’on observe actuellement, c’est une multiplication des travaux sur le sujet ainsi qu’une diversification des approches théoriques et méthodologiques pour le traiter. Il existe désormais un véritable champ scientifique sur cette thématique, un champ au sein duquel on trouve des débats, des désaccords, des postures diverses, concurrentes et contradictoires. C’est cet aspect relationnel, qui tend à se développer, que l’on peut peut-être particulièrement relever. Car c’est avant tout cette dynamique de débat scientifique qui permet à n’importe quel champ d’études de véritablement se former, et qui contribue à légitimer des objets autrefois impensables ou du moins impensés.
Recueilli par Éric Favereau et François Meyer