Les rêves sous le nazisme: relire Charlotte Beradt

Une tombe

Comment faire avec la peur qui nous a gagné depuis le 9 juin au soir ? Avec la lecture peut-être ? Ne serait-ce que parce parfois, elle nous aide à mieux comprendre ce qui nous arrive. J’ai repris dans ma bibliothèque un livre paru en français il y a plus de vingt ans et qui fut écrit après la Seconde guerre mondiale, après l’élimination des juifs d’Europe et de leur culture.  

« Goebbels vient dans mon usine. Il fait se ranger le personnel à droite et à gauche. Je dois me mettre au milieu et lever le bras pour faire le salut hitlérien. Il me faut une demi-heure pour réussir à lever le bras, millimètre par millimètre. Goebbels observe mes efforts comme s’il était au spectacle, sans applaudir ni protester. Mais quand j’ai enfin le bras tendu, il me dit ces cinq mots : votre salut je le refuse, fait demi-tour et se dirige vers la porte. Je reste ainsi, dans mon usine, au milieu de mon personnel, au pilori, le bras levé. C’est tout ce que je peux faire physiquement, tandis que mes yeux fixent son pied-bot pendant qu’il sort en boitant. Jusqu’à mon réveil, je reste ainsi. » 

Ce récit est celui d’un rêve fait par un petit patron allemand au moment de la prise de pouvoir par les nazis en 1933. A la même période, un autre Allemand fait le rêve suivant : 

« Il fait la queue à la poste, il n’a pas le droit d’acheter des timbres parce qu’il est un opposant, il se déguise en anglais, puis en femmelette pour protester timidement. On croit entendre la voix fluette d’un jeune enfant, c’est comme s’il disait : je vais le dire à maman. Il est redevenu un petit enfant face au prescriptions incompréhensibles d’un adulte, sans même aucune possibilité, de rêver, oui seulement de rêver qu’il pourrait se révolter. »  

Ces deux rêveurs sont des patients de la psychanalyste Charlotte Beradt (1907-1986). En l’entendant, Beradt comprend qu’elle doit désormais procéder à la collecte des rêves de ses patients. A fait irruption l’actualité politique dans le rêve de celles et ceux qui la consultent.  La psychanalyste voit ainsi dans le rêve de cet entrepreneur « une parabole parfaite de la fabrication de la sujétion totale ». Elle décide d’entreprendre de conserver ce journal de la nuit puisque Hitler avait tué le sommeil de ses contemporains (sic).  

Dans un premier temps, elle retranscrivit trois cents rêves et les cacha dans des livres. Mais comprenant que ceux-ci pouvaient mettre en danger leurs auteurs, elle les envoya ensuite hors d’Allemagne et c’est finalement aux Etats-Unis où elle s’exila en 1940 qu’elle les récupéra. En 1943, elle en publie quelques-uns dans un article. Et 1966, sort en Allemand sous le titre « Le 3e Reich des rêves » fruit de son courageux travail de collecte  – l’ouvrage n’a été traduit en français qu’en 2002. 

Certains ne manqueront pas de dire, à la sortie du livre, que ce ne furent que les rêves les plus atroces, et par conséquent les plus compromettants que Beradt sélectionna pour montrer l’assujettissement des psychés par la terreur nazie. Il y avait en effet une dimension politique revendiquée à sa collecte :  rassembler des témoignages pour instruire le procès du nazisme, et celui du « totalitarisme » tel que son amie Hannah Arendt le définit. Le projet n’était pas d’abord scientifique, reste qu’aujourd’hui il nous donne à lire noir sur blanc le pouvoir des régimes autoritaires et contribue notamment, avec l’ouvrage de Victor Klemperer La langue du 3e Reich (1947), à nous mettre en alerte. 

Ces rêves soulignent comment la contrainte politique exercée dans la réalité sociale abolit les limites entre le public et le privé. Le sommeil n’est plus une expérience privée, il est comme occupé, colonisé par l’ensemble des traumatismes accumulés pendant la journée. Le discours de la haine et de la peur annule la toute simple possibilité de penser et d’agir. 

Philippe Artières

Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich. Paris, Payot, 2002