Les relations médecin-malade au cours de la maladie chronique

Nous publions, avec son autorisation, de très larges extraits d’une analyse du professeur André Grimaldi sur les rapports médecins-malades et les différents modèles qui les sous-tendent.

La relation médecin-malade au cours de la maladie chronique dépend de très nombreux paramètres, en particulier des caractéristiques de la maladie et des spécificités de son traitement, du style de personnalité du patient, de la qualité de son environnement, de ses croyances et représentations, et enfin et surtout de son degré d’autonomie. L’objectif de cette relation est en effet de permettre au malade de recouvrer son autonomie, autant qu’il le peut, pour lui permettre de vivre au mieux avec sa maladie.

Le modèle paternaliste

Le modèle paternaliste fut le modèle relationnel dominant. Il était issu de la maladie aiguë grave, où le malade angoissé, ayant peur de mourir, se défend psychologiquement en régressant et en appelant au secours. Il est tout à fait frappant de constater que sur leur lit de mort, lorsque les personnes ne sont pas dans le coma, le dernier mot qu’elles prononcent souvent, quel que soit leur âge, est « maman ». Face à cette angoisse, les soignants ont adopté historiquement une attitude « rassurante » paternaliste. Qu’elle s’exprime sur le mode autoritaire ou de façon bienveillante, elle revient à infantiliser le patient. Cette attitude était confortée par la position sociale du médecin, mais surtout par les représentations de son rôle d’autant plus important que l’art médical était obscur et que les traitements étaient inefficaces, voire pire (la saignée a accéléré la mort de nombreux patients). Quoi qu’il en soit, c’est ce modèle qui s’est imposé dans l’imaginaire collectif. Celui du chirurgien, du cardiologue ou de l’urgentiste, qui sauve le patient sans avoir pris le temps de lui expliquer ce qu’on allait lui faire. Il est vrai que parfois – par exemple lors de l’arrêt cardiaque –, il vaut mieux agir sans délai. Fort de cette image, les médecins expliquaient peu, mentaient souvent et pouvaient même rédiger de faux comptes rendus. Tout cela pour le « bien du malade » infantilisé.

Entre les cigarettes et les jambes, il vous faudra choisir

Un patient demandait à son chirurgien avant l’opération « Qu’allez-vous faire docteur ? », celui-ci répondait : « Ce qu’il faut ! ». Après l’opération, le patient revenant à la charge osait timidement un « Qu’avez-vous fait docteur ? » et recevait pour toute réponse « Ce qui était nécessaire » ! Ce rapport paternaliste se traduisait dans la prise en charge des patients atteints de maladie chronique, par des contre-attitudes classiques de dramatisation ou de banalisation. On dramatisait les risques encourus par le patient diabétique, on le menaçait de la survenue des complications (« Entre les cigarettes et les jambes, il vous faudra choisir, vous ne pourrez pas garder les deux ! »), on banalisait les contraintes du traitement (« Je ne vous demande pas grand-chose… »), parfois on associait banalisation et dramatisation (« Je ne vous demande pas grand-chose : remplacez le saucisson par les carottes râpées et les spaghettis bolognaises par des haricots verts, sinon vous deviendrez aveugle et cul-de-jatte ! »). On verrouillait ainsi définitivement la relation en condamnant le malade au silence. Ce couple « dramatisation/banalisation » reproduisait en fait celui bien souvent utilisé par les parents à l’égard de leurs enfants ayant de mauvais résultats scolaires. « Je ne te demande pas grand-chose, seulement de revoir tes leçons quelques minutes tous les soirs, sinon… »

Ce comportement paternaliste existe encore aujourd’hui même s’il tend à se réduire. Il est d’ailleurs accepté par certains patients, qui adoptent une attitude régressive. Cette position apparemment choisie n’est pas sans ambiguïté, car le malade recourt alors assez souvent à des manipulations infantiles (falsification, mensonges, évitements, etc.) tandis que le médecin peut trouver un plaisir malsain à déjouer ces supercheries au besoin en humiliant le malade « démasqué » (HbA1c fut utilisé par certains comme « mouchard » de la mauvaise observance inavouée par le patient diabétique). Ce « jeu relationnel » parent/enfant est encore fréquemment observé au cours de la prise en charge des troubles du comportement alimentaire.
Néanmoins, derrière le caractère autoritaire d’un médecin, certains malades percevaient la bienveillance paternaliste. Une patiente évoquait ainsi le souvenir de son ancien diabétologue : « Ah ! le Professeur X., je l’aimais bien… qu’est-ce qu’il m’engueulait ! »

Le modèle scientifique d’objectivation du patient

À côté du modèle paternaliste infantilisant s’est développé dans les hôpitaux un modèle « scientifique objectivant », réduisant le malade à un « porteur d’organes », objet d’observations, voire de démonstrations. Jusqu’en 1968 et même après, ont existé des consultations publiques où le malade, en slip, était interrogé et examiné devant un auditoire de médecins ou d’étudiants en médecine. On faisait la visite en commentant le cas du malade comme s’il n’était pas présent. Le patient était censé répondre de façon concise aux questions fermées qu’on lui posait mais il aurait semblé incongru qu’il pose lui-même des questions ou ajoute des commentaires. Et il aurait été tout à fait hors de propos qu’il parle de son vécu. Un professeur de diabétologie interrogeant une patiente sur son alimentation, la coupa sèchement : « On ne vous demande pas de raconter votre vie ! » Un professeur de neurologie, relatant les errements diagnostiques de ses collègues à propos d’un de « ses » patients concluait : « J’ai tout juste eu le temps de sauver le diagnostic ! », sous-entendu avant la mort du malade. Un patron des hôpitaux pouvait dire au lit du malade en s’adressant aux internes et aux externes : « Quand nous aurons l’examen très complet, vous voyez ce que je veux dire… » (l’examen très complet faisait référence à l’autopsie).

Le modèle « informatif-explicatif-délibératif »

Les deux anciens modèles, « paternaliste-bienveillant » d’une part et « scientifique-objectivant » d’autre part, ont laissé la place à un modèle moderne « informatif-explicatif-délibératif », réduisant l’asymétrie relationnelle à une simple asymétrie d’information comme si la maladie était extérieure au patient et le malade transparent à lui-même. Le médecin d’aujourd’hui doit expliquer à son malade la nature de sa maladie et lui présenter les différents traitements possibles, leurs modes d’action respectifs, leurs rapports bénéfices/risques. S’il donne son avis personnel sur le meilleur traitement pour le cas particulier du patient, il doit aussitôt ajouter « C’est à vous de décider ». Pour éviter tout paternalisme, il peut même conclure ses conseils en faveur de l’amélioration des habitudes de vie du patient notamment sur le plan de l’activité physique ou de l’alimentation, par cette sentence : « Vous changerez votre mode de vie ou vous le ne changerez pas, moi cela ne changera pas ma vie ! », affirmant ainsi si ce n’est son indifférence, du moins sa totale neutralité affective.

« Offreur de soin » et « consommateur éclairé »

Cette vision « neutre », dépourvue autant que faire se peut d’affect, favorise la dérive commerciale transformant la relation médecin-malade en une relation entre un « offreur de soin » et un « consommateur éclairé ». La décision médicale partagée ressemblerait à un contrat commercial et le Code du commerce pourrait remplacer avantageusement le Code de déontologie. La négociation du montant des honoraires avec le patient ou avec son assurance remplacerait l’historique « tact et mesure » hippocratique. « Ce que l’on demande au médecin est analogue à ce que l’on requiert de tout autre prestataire de service : un maximum de compétence, un minimum de politesse ! », conclut le professeur Jacques Poirier après s’être interrogé pour savoir si la médecine était un art ou une science. Ces « médecins-techniciens », revendiquant leur indifférence émotionnelle, annoncent bien souvent le diagnostic à un patient comme on annonce la météo aux informations. Qu’il s’agisse d’une maladie bénigne ou d’un cancer, ou même seulement d’une suspicion de cancer, on informe le patient sans se préoccuper de ce qu’il peut entendre à un moment donné, de ce qu’il souhaite savoir et de ce qu’il préfère ne pas savoir ou ne savoir que partiellement. Au nom de la transparence censée régir le rapport égalitaire adulte/adulte, certains jeunes médecins en viennent à jeter le diagnostic d’une maladie mortelle à la figure des patients : « Vous avez probablement des métastases d’un cancer de la prostate ou les manifestations osseuses d’une hémopathie maligne », a-t-on annoncé à un patient qui finalement n’avait qu’une intoxication par le fluor. Une jeune femme arrivant au service des urgences pour crise d’épilepsie nécessitant la réalisation d’un scanner apprit sur le champ qu’elle avait « des métastases cérébrales » et qu’elle allait « être hospitalisée dans le service de médecine interne pour rechercher le cancer primitif ».

L’objectivation des soignants

De façon symétrique, on assiste à une objectivation des soignants, transformés en « offreurs de soins » par l’administration et par les « nouveaux manageurs » ou en « simples prestataires » par certains « patients-consommateurs ». Le changement se traduit surtout dans le vocabulaire. On ne dit plus qu’un soignant, médecin ou infirmière, est « dévoué », on dit qu’il « travaille à flux tendu ». On ne dit plus « répondre aux besoins de santé de la population », on dit « gagner des parts de marché ». Certains patients demandent au médecin de rajouter sur l’ordonnance tel ou tel médicament pour eux ou pour leur conjoint. Un patient me demanda un jour d’ajouter un médicament sur « sa commande ». Et de très nombreux patients ne préviennent pas qu’ils ne pourront pas se rendre à leur rendez-vous de consultation, pas plus qu’il est habituel de prévenir le gestionnaire d’un supermarché qu’on ne viendra pas y faire ses courses. Ce type de comportement traduit à la fois la montée de l’individualisme et la dégradation des rapports sociaux, aboutissant à un individu préoccupé exclusivement de lui-même ou au mieux de son groupe identitaire, mais pour qui les autres n’existent pas ou n’existent qu’à son service.

Le modèle de l’éducation thérapeutique : un partenariat asymétrique

Depuis 1922, date à laquelle un premier enfant diabétique, Léonard Thompson, a été traité par injections sous-cutanées d’insuline, les médecins prenant en charge les patients diabétiques ont été confrontés à l’éducation thérapeutique. Des études ont très vite montré que l’éducation des patients permettait de réduire les comas acido-cétosiques et hypoglycémiques. Mais pendant près d’un demi-siècle, il s’est agi d’une éducation scolaire, de maître à élève, verticale, descendante, rigide, avec des récompenses (à la Joslin Clinic de Boston on avait inventé la médaille du bon diabétique) et des punitions sous forme de réprimandes. Un patient, devenu diabétique à l’âge de 5 ans, se rappelle 50 ans plus tard : « Après chaque consultation chez le diabétologue, maman pleurait ». Une institutrice se souvient comment lors de la « grande visite », le « patron » lui avait lancé devant les jeunes médecins et les étudiants en médecine : « Madame l’institutrice, en matière de diabète, vous n’avez pas la moyenne ! ». Tel autre qui avait osé poser une question à un professeur célèbre de diabétologie sur les effets du diabète sur la puissance sexuelle, reçut pour toute réponse : « Monsieur, je ne réponds qu’aux questions intelligentes ».

Une relation centrée sur le patient

Après mai 1968, au cours des années 1970, les rapports hiérarchiques dans la société changèrent progressivement. Le thème de l’autogestion était à la mode. Autour du professeur Jean-Philippe Assal à Genève, s’est développé un courant s’inspirant de la pédagogie active, constructiviste de Piaget. Enseigner ne consiste pas à transférer des connaissances de l’enseignant à l’enseigné, mais en partant des savoirs et des croyances de l’enseigné (ou du groupe des enseignés) à construire avec lui (ou avec le groupe) un nouveau savoir. Enseigner ne consiste pas à montrer, mais à faire faire. Les erreurs deviennent alors un outil pédagogique précieux pour progresser. Bref, il s’agissait d’un enseignement ni centré sur l’enseignant, ni centré sur le contenu de l’enseignement, mais centré sur l’apprenant. L’éducation thérapeutique venait bousculer la relation médecin-malade traditionnelle. L’école de Genève proposait que la relation médecin-malade ne soit centrée ni sur le médecin, ni sur la maladie, mais sur le patient. Le concept d’« observance » perdait ainsi toute pertinence dans la maladie chronique. Pour adhérer à son traitement, le patient doit l’avoir compris, en accepter les contraintes et les éventuels effets secondaires, bref il doit avoir donné son plein accord. Le concept d’observance doit être remplacé par celui de « d’auto-observance ». L’observance renvoie à une idée d’obéissance à des règles ou à des normes imposées (par exemple militaires ou religieuses). L’auto-observance renvoie à l’acceptation de règles ou de normes certes externes, mais comprises, négociées, si besoin adaptées pour atteindre des objectifs personnalisés prenant en compte l’âge, les comorbidités, les modes de vie, les projets, les choix et les représentations du patient. Le problème devient alors celui de l’auto-inobservance, véritable défi à la raison. Le malade sait, il sait faire, il est d’accord pour faire, mais il ne fait pas ! Comme le disait un patient atteint du sida à sa psychiatre : « Ne dites pas à mon médecin que je ne suis pas son traitement, il est si gentil ! ». Comment expliquer cette difficulté à se soigner que rencontrent près de la moitié des patients atteints de maladies chroniques, alors même qu’ils savent et qu’ils savent faire. C’est d’ailleurs souvent le cas de professionnels de santé eux-mêmes atteints de la maladie pour laquelle ils sont parfaitement compétents.

Côté patient

L’annonce du diagnostic d’une maladie chronique induit donc une angoisse pouvant aller jusqu’à la crainte d’un effondrement psychique. Pour faire face à cette menace, le malade peut recourir à des mécanismes de défense psychologiques.
Il peut recourir au déni de réalité ou au refoulement, enfouissant le diagnostic dans l’inconscient, surtout si la maladie ne comporte pas de symptôme comme c’est le cas par exemple pour le diabète de type 2 ou l’hypertension artérielle. Le déni est en effet facilité par le « silence des organes ». Il peut au contraire recourir à la dénégation refusant consciemment la maladie, la défiant même, en affirmant « Je ne changerai rien à ma façon de vivre, arrivera ce qui doit arriver », et ajoutant souvent « De toute façon c’est moi qui aurai le dernier mot ! ». Il peut recourir à la minimisation des risques grâce à la méthode Coué, ou faire appel à la pensée magique en réactivant des idées infantiles ou des rituels plus ou moins culturels ou spirituels, ou en recourant aux médecines dites « alternatives » ou qualifiées de « complémentaires-alternatives ». Cette pseudo-médecine en plein développement, qu’il importe de distinguer des « soins de support », rassure le patient par leur discours « savant » pseudo-physiopathologique, leur ancestralité, leur orientalisme, leur absence d’effets secondaires directs, l’apparence empathique du praticien… Les ruses de la raison se chargent alors de légitimer les croyances irrationnelles en la guérison ou en l’évitement des complications. Ainsi, un patient diabétique confiait « Je fais de la relaxation, quand je suis très relâché, je rentre en communication avec mon pancréas. Ça ne peut pas lui faire de mal ? ». Le patient peut aussi recourir au clivage entre un « moi non malade » vivant, créatif, inséré socialement, et un « moi malade » figé, enkysté, véritable passager clandestin, qui fait souffrir en secret. Il peut encore s’adonner aux conduites à risques, sorte de défi lancé à la mort, façon de se sentir exister. Une de patiente diabétique insulino-dépendante devenant aveugle me dit un jour : « Je vais vous surprendre, docteur, mais j’ai enfin l’impression d’exister ». Face à l’angoisse et pour éviter la dépression, le patient peut chercher à se « faire plaisir », puis il renouvelle l’expérience et finit parfois par sombrer dans l’addiction. Ainsi, un certain nombre de jeunes femmes diabétiques manipulent leur traitement, diminuant les doses d’insuline, sautant des injections, afin de rester minces grâce au déséquilibre de leur diabète. Une patiente tombée à l’adolescence dans ce trouble addictif, le paya de très lourdes complications : insuffisance rénale terminale, amputation des deux jambes. Amputée, elle continuait à diminuer ses doses d’insuline. À la question « Mais pourquoi faites-vous cela, pour plaire à qui ? » elle eut cette réponse : « Docteur, je sais que c’est stupide, mais c’est plus fort que moi ! ».

Le patient est malade et il est malade d’être malade

Il existe encore beaucoup d’autres mécanismes de défense, plus ou moins bricolés en fonction du vécu antérieur du patient et de son « aptitude au deuil » : intellectualisation, projection, déplacement, etc. Tous ces mécanismes de défense peuvent initialement être efficaces pour éviter un effondrement psychique ou la mort psychique que représente la dépression. Mais en se chronicisant, ils peuvent devenir une véritable seconde maladie : le patient est malade et il est malade d’être malade. Cette seconde maladie est fondamentalement le résultat d’une confrontation solitaire avec la maladie. Le traumatisme psychologique impliqué par l’annonce de la maladie chronique n’a pas pu être partagé. Pour pouvoir « accepter » enfin sa maladie et arriver à la traiter tant bien que mal, il faut que le patient puisse guérir au moins partiellement de cette seconde maladie. Pour cela, il faut qu’il puisse en parler, car comme le dit Karen Blixen « Tout chagrin est supportable si on en fait un conte ou si on le raconte ». Mais pour en parler, encore faut-il que le patient ait le sentiment qu’il pourra être non seulement entendu mais compris, que sa demande de confidence sera respectée et qu’il ne sera pas l’objet d’un jugement, voire d’une emprise, c’est-à-dire d’un abus de pouvoir médical. Ce faisant, le malade peut prendre de la distance avec ce qui lui est arrivé, essayer de mieux comprendre son propre fonctionnement psychologique, et déjouer les ruses de la raison qui s’ingénient à lui masquer la réalité.

Côté soignants

Le médecin qui prend en charge un patient atteint de maladie chronique non observant, devrait donc être habité par trois convictions :
la connaissance est indispensable mais elle n’est jamais suffisante ;
il n’est pas sûr que si j’étais à la place de ce malade, je ferais mieux que lui ;
je suis sûr qu’à nous deux, nous allons pouvoir faire mieux.
Et il devrait avoir une triple compétence : thérapeutique, pédagogique et psychologique. Or à ce jour, la faculté forme essentiellement les médecins à une seule compétence, la compétence biotechnologique et thérapeutique.

Bien sûr, les soignants ne sont pas les seuls qui puissent aider le patient. Il y a :
L’entourage, mais avec le risque pour le patient d’être renvoyé au silence (« Ça ne sert à rien de ressasser… ») ou avec la crainte de faire partager sa souffrance à ses proches, en particulier ses enfants, et de les entraîner dans le malheur ou même seulement de les inquiéter.
Les autres patients rencontrés à l’occasion d’hospitalisations, de consultations ou de réunions des associations de patients. Il vaut mieux que ce ne soit pas des patients « modèles » devenus experts dans la gestion de la maladie mais des patients singuliers, ayant eu leurs propres échecs, ayant su les surmonter et en prendre distance, désireux d’aider les autres connaissant des difficultés similaires. Patients « ressources » prêts à écouter et à aider (y compris en dehors de l’hôpital) sans faire la leçon. Véritables « tuteurs de résilience », intégrés à l’équipe soignante, bénéficiant d’une supervision, aujourd’hui qualifiés de « patients partenaires ». Ces patients ressources-partenaires peuvent être bénévoles ou indemnisés, mais il ne saurait s’agir d’un nouveau métier
Les psychologues et les psychiatres, spécialistes de la deuxième maladie mais bien souvent les patients refusent de les consulter.

Ni trop près ni trop loin

Mais les soignants spécialistes de la première maladie devraient avoir un rôle essentiel, médecins et paramédicaux à la condition qu’ils soient capables de développer une prise en charge globale du patient et non centrée exclusivement sur la maladie. Et qu’ils aient le temps ou du moins donnent au patient le sentiment qu’ils ont le temps d’écouter et qu’ils sont capables non seulement d’écouter mais de comprendre. Cette relation de partenariat adulte/adulte n’en reste pas moins une relation asymétrique. En effet, l’un a un travail de deuil, l’autre doit seulement l’y aider. L’un a à apprendre et à faire, l’autre sait et n’a pas à faire, même si bien sûr la relation change le soignant en l’enrichissant de l’expérience vécue et du savoir-faire acquis par chacun de ses patients. La pratique de l’éducation thérapeutique amène les soignants à réviser leurs représentations, à prendre conscience de leurs préjugés et à les remettre en cause et finalement à mieux se connaître eux-mêmes, condition indispensable pour aider les patients à se mieux connaître eux-mêmes. Chacun dans cette relation doit pouvoir prendre en partie la place de l’autre, le malade celle du médecin grâce à l’éducation thérapeutique et le médecin celle du malade grâce à l’empathie, tout en gardant sa place, ni trop près ni trop loin. L’empathie est à la mode mais il importe de distinguer cinq degrés d’empathie. Le premier degré est purement réflexe activé par les neurones en miroir, le deuxième degré correspondant à l’empathie cognitive – je comprends ce qui le fait souffrir mais cela ne me touche pas –, c’est l’empathie de l’IA pratiquant de façon automatique la reformulation empathique. C’est également l’empathie commerciale (« parce que vous le valez bien » de L’Oréal), mais aussi l’empathie du pervers narcissique, voire du tortionnaire qui sait faire souffrir sa victime. Il y a ensuite l’empathie cognitive et émotionnelle – je comprends sa souffrance et cela me touche sans pour autant que je la partage, ce en quoi l’empathie diffère de la sympathie. L’empathie médicale est une empathie à la fois cognitive et émotionnelle débouchant sur une proposition d’aide inconditionnelle limitée seulement par l’impératif du respect mutuel et par la finitude du temps disponible et des moyens alloués. Mais l’observance du patient n’est en aucune façon une condition à cette empathie lévinassienne. Reste le cinquième degré de l’empathie, l’empathie réciproque, qu’exprime les patients que l’on suit depuis plusieurs années « vous n’avez pas l’air bien aujourd’hui, docteur ».

Ceci dit, le médecin traitant a à gérer une contradiction entre le médecin empathique pratiquant la décision médicale partagée lors du colloque singulier avec son patient et le médecin en charge de faire respecter les impératifs de santé publique (comme les vaccinations obligatoires) ou les règles de financement solidaire (arrêts de travail, bons de transport, examens complémentaires, injustifiés mais demandés par le patient). La gestion de cette contradiction devrait bénéficier d’une intervention pédagogique plus directe auprès des patients du tiers représenté par la Sécurité sociale.

Le modèle relativiste

De façon plus récente, en opposition au vieux modèle paternaliste autoritaire bienfaisant et au modèle scientifique indifférent, s’est développé au sein du mouvement pour l’éducation thérapeutique un courant relativiste cherchant à gommer l’asymétrie relationnelle. Selon ce courant « post-moderne », c’est le patient qui sait où il veut aller, le médecin n’est là que pour l’accompagner ou lui indiquer le chemin. L’autonomie du patient est devenue le maître mot, une sorte d’absolu non questionnable. Le patient ne vient pas à ses consultations, ne suit pas son traitement, est victime des complications du diabète, c’est son choix que le médecin doit respecter comme si le malade choisissait volontairement, sereinement, tout bien pesé, en toute autonomie, de devenir aveugle, amputé ou dialysé. En réalité, l’annonce de la maladie a bien souvent fracturé l’autonomie du patient. Il s’agit donc de l’aider à la retrouver, non pas au nom du pouvoir médical, non pas au nom de la science médicale, mais au nom de la vie du patient lui-même, de ses projets, de ses relations et au nom du refus du mal qu’il se fait à lui-même. Ce courant relativiste manie les oxymores et a évidemment un certain succès dans le relativisme général qui imprègne la société. La rencontre entre un patient et un médecin devient la rencontre entre deux « experts », où « deux vérités se croisent, d’où naîtra peut-être une troisième vérité ». On emploie les mêmes mots pour désigner des choses très différentes : l’expertise du médecin est une expertise validée qu’il doit s’exercer au service de ses patients, qu’il a prêté serment d’actualiser et qui peut faire l’objet de contestations, voire de plaintes, alors que l’expertise du patient ne concerne que son vécu personnel avec la maladie ainsi que son adaptation au traitement et à l’usage du système de santé. Il peut partager cette « expertise profane » avec d’autres patients mais sans aucune autre responsabilité que pour lui-même. De même lorsqu’on parle des valeurs du médecin et des valeurs du patient, on ne parle pas de la même chose, d’un côté on évoque la compétence, le dévouement, l’écoute, le tact, l’intégrité, le non-acharnement thérapeutique… de l’autre, on parle de choix de vie, de croyances, de préférences… Cette volonté de supprimer l’asymétrie relationnelle en transformant les données scientifiques en simples croyances et en considérant la non-observance comme un choix libre du patient, défendue par certains médecins « avant-gardistes ». Elle peut avoir un côté sympathique, sauf qu’en général, c’est le malade qui en fait les frais. Certains d’entre eux finissent d’ailleurs par en prendre conscience en disant : « Mon médecin ne pouvait plus me soigner, nous étions devenus trop proches ».

À l’heure de l’intelligence artificielle

On annonce un bouleversement des rapports médecin-malade par les nouvelles techniques de communication (NTC) et l’intelligence artificielle (IA). En réalité, comme toujours, les progrès techniques sont ambivalents : pour le meilleur quand ils permettent d’accroître la liberté et l’autonomie en favorisant l’échange et la co-construction, pour le pire quand leur mésusage rend esclave de la technique et déshumanise en isolant et en objectivant la personne réduite à un algorithme. De ce point de vue, la médecine dite « personnalisée » n’est qu’une médecine de précision et non la médecine de la personne. L’IA permettra de faire des diagnostics de façon plus sûre que les médecins, encore faudra-t-il qu’elle dispose de données fiables. Elle permet d’ores et déjà sûrement de rédiger des comptes rendus d’imagerie (par exemple la photographie d’un fond d’œil) avec autant si ce n’est plus de précision qu’un médecin spécialisé. Elle pourra faire la synthèse en continu des données de l’evidence-based medecine et en conséquence, proposer pour chaque patient le traitement validé scientifiquement ou les différentes possibilités thérapeutiques, encore faudra-t-il que la décision soit validée par un médecin assumant la responsabilité de la prescription et acceptée par le patient dûment informé. Son application en oncologie grâce aux algorithmes développés à partir des big-data « omiques » et des données fournies par les objets connectés semble prochaine. De même, on peut raisonnablement penser que les nouvelles technologies permettront de réduire l’inobservance par inattention ou oubli, sans qu’il faille faire appel au concept freudien « d’acte manqué ». Mais il est une chose que ne peut pas et ne pourra pas remplacer la technologie moderne, c’est la gestion des affects déterminant nos pensées et nos actions pour le maintien de l’homéostasie émotionnelle. Fuir l’angoisse et éviter la dépression, quitte à se rendre « malade d’être malade », expliquant une grande partie de l’inobservance et échappant à tout algorithme. Or de cette deuxième maladie, on ne guérit ni tout seul, ni à l’aide d’un robot humanoïde pseudo-empathique, fût-il transformé en doudou, car « l’homme seul est toujours en mauvaise compagnie ».

Un médecin motivé et motivant

Les maladies chroniques représentent le principal défi auquel sont confrontés les systèmes de santé des pays développés. Elles se développent de façon quasi épidémique en raison du vieillissement de la population, des modifications de l’environnement et surtout des progrès médicaux permettant de les soigner mais non de les guérir. Elles touchent 24 millions de personnes en France, dont 12 millions en ALD (Affections de longue durée) auxquelles la Sécurité sociale consacre 65% de son budget. Dans la mesure où le patient est l’acteur quotidien de son traitement, les maladies chroniques nécessitent une éducation thérapeutique du patient et/ou de l’entourage. Cette éducation pour être efficace suppose un apprentissage pratique partant des savoirs du patient et prenant en compte son vécu. Le rapport médecin-malade s’en trouve bouleversé : ni paternalisme, ni objectivation scientifique, ni indifférence, ni manipulation, ni confusion des rôles, mais un partenariat égalitaire dans un relation adulte/adulte mais dans un rapport asymétrique pour des objectifs partagés et finalement une empathie. Un médecin motivé pour connaître son patient est un médecin motivant.

André Grimaldi