Les petits chaos

Comment faire état des failles qui font que chacun d’entre nous, à des degrés divers, peut souffrir dans sa tête ? Des fragilités ordinaires, avec lesquelles chacun se débrouille plus ou moins bien, dont nous voudrions parler ici en fixant notre attention sur un lieu spécifique (le tribunal, le jardin public, le transport en commun…). Pour essayer d’entendre ce marmonnement du monde, qui est souvent le fruit de souffrances nées d’inégalités sociales, sexuelles, raciales, et dont il est difficile de le distinguer.

II – Du café

Trois amis dans un café

Je suis assis à la terrasse du café de mon quartier, dans le centre de Paris.Un jeune homme s’arrête devant un poteau de signalisation. Faisant abstraction de la rue, des voitures, des scooters, il le fixe puis, en silence comme si c’était un adversaire, entreprend une sorte de mouvement de karaté, tendant ses deux bras, et mettant son corps dans une position de combat. Une fois son mouvement exécuté, dans l’indifférence la plus totale, il poursuit son chemin comme si de rien n’était.

Elle, fait inlassablement le tour du quartier comme les aiguilles tournent autour du cadran. Elle avait il y a trois ans encore une longue chevelure puis elle s’est rasée la tête, elle a commencé à perdre ses dents, ses grands yeux se sont éteints, elle est parfois très soigneusement habillée, et d’autres jours son jogging et sa grande doudoune sont souillés. Parfois, elle demande une cigarette à une personne attablée mais elle semble s’être retirée du monde, elle parle fort toute seule, elle s’adresse à un certain Pascal… Impossible de comprendre ce qu’elle dit, sauf quand soudain elle profère une rafale d’insultes.

Juste en face du bistrot, de l’autre côté du carrefour, un homme vit dans sa tente ; elle fait partie du mobilier urbain, elle ne jure pas à côté des sanisettes Decaux. Ce voisin traverse de temps à autre la rue pour récupérer les mégots dans le gros cendrier du café. À son accent, je comprends qu’il est venu d’Europe centrale ; on se salue d’un regard ; il a maigri ces derniers mois. Les soirs des maraudes, les volontaires de la Croix-Rouge lui apportent un repas.

À l’intérieur du café, il y a ceux au comptoir. Ils y sont quoi qu’il arrive, qu’il pleuve ou qu’il fasse un immense soleil ; ils commencent en fin de matinée à la bière, passent ensuite au Ricard. Ils sont joyeux très joyeux… Trop joyeux aux yeux de l’actualité qui défile en continu sur l’écran de télévision… Leur temps est celui de l’alcool.

Depuis la fin du confinement, il y a encore les nouveaux fantômes, ceux qui se tiennent courbes sur leur vélo à attendre à l’autre coin du carrefour. C’est un bon spot, il y a dix restaurants à proximité ; on imagine qu’ils sont épuisés, que leur corps est vide par ses courses incessantes vers d’autres arrondissements… Mais leur santé à ceux-là n’existe pas, même quand la maraude passe. Quelle santé au travail pour les esclaves contemporains ?

Il y a enfin cet autre qui vient d’entrer alors que j’écris. Pour lui, le café est un de ses points d’ancrage ; il ne dit rien ; il se tient dans ce silence, il a le regard vide comme s’il n’y avait pas de dehors. Ce café de quartier est son hôpital de jour. Les garçons le saluent par son prénom, il a sa table. Il sait qu’il ne craint rien. Au moment où je règle mon quart de rouge, une ambulance passe sirène hurlante… Une urgence…

Philippe Artières

I – Au tribunal