Comment faire état des failles qui font que chacun d’entre nous, à des degrés divers, peut souffrir dans sa tête ? Des fragilités ordinaires, avec lesquelles chacun se débrouille plus ou moins bien, dont nous voudrions parler ici en fixant notre attention sur un lieu spécifique (le tribunal, le jardin public, le transport en commun…). Pour essayer d’entendre ce marmonnement du monde, qui est souvent le fruit de souffrances nées d’inégalités sociales, sexuelles, raciales, et dont il est difficile de le distinguer.
I – Au tribunal
Des cailloux pour des cailloux
L’homme est en prison ; devant un écran, il va comparaître. On l’entend mal ; le magistrat rappelle brièvement les faits. Ils sont dérisoires. L’homme a été pris en flagrant délit alors qu’il tentait de cambrioler un véhicule. Il est question de cailloux dans sa poche… Il nie les actes qu’on lui reproche, se contredit, dit qu’il allait rendre visite à sa mère isolée, qu’il a trois enfants, que les cailloux « c’est contre les chiens errants ». On comprend que l’homme est un usager de crack. Briser une vitre de voiture pour se payer une dose. Des cailloux pour des cailloux.
Le juge demande à l’accusé comment il va. Il ne lui répond pas vraiment, le tribunal est-il le lieu pour faire état de son dossier médical ? Il dit qu’il est désormais dans un programme substitution, qu’il veut s’en sortir, qu’il va chaque jour à l’unité sanitaire de l’établissement pour prendre son traitement. Il dit enfin qu’il a une hépatite C. Le magistrat ne lui demande pas si on le soigne. L’homme écoute le ministère public qui réclame une peine de deux mois de détention, deux mois de plus d’enfermement. L’homme fixe la caméra, il semble loin, si loin. Pendant quelques minutes, il a parlé de son état de santé. Le magistrat le condamne à une amende et l’autorise à retourner dans sa cellule. L’écran s’éteint.
Les larmes coulent
Deux jeunes gens sont appelés à la barre. Ils sont là, en chair et en os, avec leurs baskets et leurs survêtements de marque. Il a la vingtaine, elle à peine. Ils ont vécu ensemble dans un appartement. Ils ont acheté un chien chacun, « un frère et une sœur », des chiens de catégorie 1. Ils n’ont pas fait les démarches autorisant de détenir ces chiens jugés « dangereux », de même qu’ils n’ont pas fait stériliser leurs animaux de compagnie… On leur a confisqués. Le garçon est vindicatif, il ne comprend pas, ne voit pas le problème. Le magistrat indique que ce sont des voisins qui l’ont dénoncé, qu’ils entendaient le chien pleurer. Ils ont déclaré que son maître maltraitait son animal, qu’il le nourrissait mal, au point qu’une avocate est là pour représenter une association de protection animale constituée en partie civile.
Il ne voit pas ce qu’il a fait de mal, il a emmené le chien chez plusieurs vétérinaires, sa santé est bonne. À présent qu’il a un travail, il va pouvoir mieux le nourrir. Certes, il habitait dans un 27 m2 mais il l’emmenait courir au bois de Vincennes. Il reconnaît qu’il mettait le chien dans la salle de bains quand il sortait, mais seulement par prudence. Le magistrat cite le nom des chiens. Ces deux jeunes sont de dos, mais on devine qu’ils pleurent. Ils aimeraient que le tribunal comprenne que ces chiens-là, ces pitbulls, ne sont pas que les chiens des méchants. Ils voudraient bien qu’on comprenne qu’ils aiment ces chiens, qu’ils les soignent et que les en séparer serait très dur, déjà qu’elle et lui se sont séparés. Elle s’inquiète de l’avenir des animaux. Elle dit encore au président que c’est parce qu’elle ne pouvait garder les deux qu’elle lui a demandé d’en prendre soin, et le voilà désormais avec une lourde amende et seul.
« Légitime défense »
D’autres prévenus défilent. Un jeune homme contre lequel un policier a porté plainte pour outrage et rébellion. Il n’a pas d’avocat. Il reconnaît qu’il a insulté le policier, qu’il avait bu, trop bu. Il dit qu’il s’est excusé, qu’il n’a pas la « rage » contre la police. Il fait profil bas, baisse la tête du haut de son 1m90. Le policier n’est pas venu. Le dossier est creux. Puis un couple est appelé. Lui est plus âgé, il est comptable, elle fonctionnaire territoriale, ils sont d’un pays d’Afrique subsaharienne. Il a porté plainte pour coups et blessures, elle pour crachat. Elle était très jeune quand elle l’a épousé. Il a une avocate. Elle est seule. Ils ont trois enfants. Quand la dispute a éclaté, c’était en présence du cadet qui est actuellement en psychiatrie, il n’en dira pas plus. Le magistrat cherche à comprendre les circonstances des faits mais aussi à anticiper les circonstances de la peine. Elle parle de « légitime défense ». Elle évoque leur histoire, ce mariage très jeune, ce mari autoritaire. Il prend la parole ; il a toujours été un « bon époux », « il l’a laissée faire des études ». Les enfants, il ne s’en occupe pas mais il donne de l’argent. Personne ne parle du fils. Le magistrat finira par « ne pas mettre de l’huile sur le feu », et suggère à chacun des stratégies pour éviter l’autre.
Scène de tension ordinaire
L’évitement revient beaucoup dans la bouche du juge ce matin. Il l’a dit aussi à ces deux commerçants, deux patrons de petites sociétés de VTC parisiennes, qui se sont invectivés au point que l’un d’eux est allé au commissariat pour déposer une plainte pour menace de mort. Scène de tension ordinaire. La concurrence rend nerveux, surtout pendant la pandémie de Covid-19. L’un dit au magistrat que l’autre a « pété les plombs », qu’il vociférait, hurlait, joignant le geste à la parole et lui interdisant le quartier. Mais plutôt que de laisser courir, il est allé au commissariat « porter plainte ». « Porter plainte » contre cet autre artisan, mais peut-être surtout contre ce virus qui les oblige à licencier, à sous-travailler et qui nourrit le ressentiment, l’envie. Encore une fois, le magistrat se fait psychologue ce matin-là : pour limiter la surchauffe, pour éviter le pire, préserver la santé de toutes et tous, il leur recommande, à nouveau, de s’éviter.
Philippe Artières