À l’ombre des conflits d’intérêts
Persécuter les petits pour s’afficher intransigeant avec les règles, tout en permettant aux grands de s’en affranchir : jamais ce bon vieux principe n’a été autant d’actualité.
On se souvient que dans les suites du scandale du Médiator®, la classe politique, droite et gauche confondues, ne se sentait pas très à l’aise. Du moins les ex-ministres, directeurs/directrices de cabinet, conseillers, et responsables sanitaires ayant été « aux affaires » pendant les plus de trente années que ce produit, sans intérêt thérapeutique démontré puis suspecté dangereux, a été maintenu sur le marché et remboursé au barème réservé aux « grands médicaments ». Fin 2011, un an après le scandale, Xavier Bertrand, ministre de la Santé pour la seconde fois, prend donc les devants et va doter, la France d’une législation intraitable « plus stricte que celle des États-Unis », dira-t-il. Plus question de fauter : tout avantage d’une valeur égale ou supérieure à 10 euros consenti par un laboratoire pharmaceutique à un professionnel de santé devra être déclaré par les deux parties sur une base de données spécifique consultable par tout un chacun.
Il serait facile de souligner le ridicule de certaines situations, la compromission commençant au niveau d’une invitation à partager un café-croissant. L’important résidait dans l’affichage d’une République exemplaire. Il résidait surtout dans le message suggéré : en désignant la base (le prescripteur, l’expert, le/la membre de commission), la publicité faite autour du texte suggère que la faute, la corruption est à extirper à ce niveau.
Exit l’expertise indépendante et les structures publiques
Que ce que Claude Béraud, ancien médecin-conseil national de la CNAM, appelait « la petite délinquance médicale » existât, personne n’oserait le nier : places pour un match de football ou de tennis, invitation à un « congrès », à quelques bons dîners déguisés en soirées de formation en récompense de « bonnes » prescriptions. Certes, mais qui croira que le scandale du Médiator® était avant tout le problème de la base, celui des prescripteurs ? Cela faisait longtemps que les industriels avaient compris qu’agir à ce niveau n’était plus un investissement rentable, que les efforts devaient porter plus haut ; là justement où la confession publique n’est pas de mise. Qu’il s’agisse de corruption (parfois), de liens d’intérêts (plus souvent) ou plus banalement, de connivence, c’est un fait : le fondement des décisions sanitaires s’est fait de moins en moins lisible et transparent au cours de ces dix dernières années. Et là, il ne s’agit plus d’un bon dîner mais de dizaines, de centaines de millions d’euros, et surtout de la santé d’une proportion croissante de la population.
Cette dérive a débuté par la marginalisation progressive de l’expertise indépendante et des structures publiques qui, jusque-là, avaient pour charge d’évaluer le bien-fondé, l’adéquation entre bénéfice/risque et coût. En fait, pour nombre de dossiers sensibles, la chronologie s’est inversée : le politique décide et l’on demande (parfois) secondairement à l’agence sanitaire de le justifier scientifiquement. Du jamais vu qui serait l’objet d’un scandale immense dans la plupart des démocraties et d’un « FDA Gate » retentissant aux États-Unis. Résignée et sur ordre, la Haute Autorité de santé (HAS) tente ainsi de rendre a posteriori les choses rationnelles et l’Agence du médicament, phare de l’Europe dans les années 2000, semble avoir abandonné l’évaluation pour le réglementaire désincarné.
Une dérive monarchique
La crise de la Covid a été l’occasion de passer à la vitesse supérieure. Bien sûr en situation de guerre, il faut décider au plus près et le général ne doit pas s’encombrer d’avis, par définition contradictoires. Double erreur, en fait : une expertise/évaluation de grande qualité consomme moins de temps que les errements politiques que cette crise nous a donné à voir et, par expérience, il est rare qu’un groupe d’experts indépendants et compétents ne s’accordent pas sur l’essentiel. L’exemple de la vaccination anti-Covid est un florilège de cette dérive monarchique. La vaccination était, il y a peu, le champ d’intervention de la Direction générale de la santé (DGS). Là, on a préféré tourner le dos aux institutions sanitaires. Exit la DGS, le Haut Conseil de la santé publique, Santé publique France, et l’Agence du médicament ; seule la HAS a tenu son rang au début en définissant notamment les populations à vacciner en priorité avant d’être à son tour marginalisée ou confinée dans un rôle de justificateur a posteriori. Le président de la République a préféré mettre en place ses propres Pythies sans vraiment en écouter les oracles, si tant est que certaines en aient donné : Conseil scientifique, Comité analyse, recherche et expertise (Care), Monsieur Vaccin, Comité citoyen sur la vaccination, etc.
Tout ceci serait sans grande importance si ce barnum ne semblait pas coiffé par un autre acteur. Contracté, à grand coût, pour fournir des données et conseils visant à aider la décision politique pendant la crise sanitaire, le cabinet McKinsey & Company est aussi un partenaire (3 750 missions en cinq ans) des principaux industriels du médicament concernés par ces décisions, comme l’explique clairement son site Internet : « Nous accompagnons les grands acteurs de l’industrie pharmaceutique… afin de les aider à anticiper les évolutions du secteur et développer les compétences qui garantiront leur performance durable et leur croissance rentable ». Ceci dans un objectif qui n’a pas l’hypocrisie de se cacher derrière des considérations d’intérêt général : « Identifier des relais de croissance, optimiser les investissements en R&D, renforcer les stratégies d’accès au marché, tirer le meilleur parti des lancements de nouveaux produits ». En clair, voilà un conflit d’intérêts dans sa forme la plus extrême.
Pour avoir partagé un dîner avec quelques MacKinsiens, un expert ou membre de commission serait immédiatement jeté dans la boîte à goudron de la corruption. Au plus haut niveau de l’État, la collaboration est permanente et joue directement sur les intérêts de groupes privés qui sont aussi les clients de McKinsey. Bien entendu, on avancera que le cabinet est organisé en sous-unités étanches et que les personnes travaillant pour le laboratoire X ou autre se sont déportées ou n’ont aucun contact avec celles impliquées dans des décisions dont découle directement le volume des ventes en France de tel vaccin ou produit. Argument des plus spécieux utilisé il y a peu pour la calamiteuse affaire du bamlanivimab (à lire ici) mais irrecevable aux plans juridique et politique.
Même si elle passe inaperçue, la mise à l’écart des remparts républicains de l’évaluation et du contrôle, en dehors de la régression démocratique qu’elle constitue, annonce des réveils sanitaires et économiques douloureux.
Bernard Bégaud