Les fragiles pendant la guerre

Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR)

Les fragiles pendant la guerre ? La question est délicate, tant les priorités sont nombreuses en période de conflit. Quelque temps après le début de la guerre en Ukraine, nous avons été déroutés et inquiets, à VIF, de ne plus avoir d’informations sur la situation des fous hospitalisés, ni même celle des vieux. Où étaient-ils ? Le silence. Les hôpitaux étaient souvent bombardés (plus de 300, selon l’OMS), mais rien ne filtrait.
Que faire ? Qu’en déduire ? Un malheur en étouffait un autre. Était-ce la loi du genre ? D’où ce débat de VIF animé par Jean-François Corty, mardi 31 mai, que nous avons suscité, pour nous arrêter un instant sur ces victimes invisibles des guerres, les vieux comme les fous. Voici des extraits des interventions.

« C’est l’isolement qui a tué »

Isabelle Van Bueltzingsloewen, historienne, professeure à l’université de Lyon 2, auteure entre autres de L’Hécatombe des fous : La famine dans les hôpitaux psychiatriques sous l’Occupation, et de « Morts d’inanition » : Famine et exclusions en France sous l’Occupation.

« Les populations vulnérables en temps de guerre ? Ce n’est pas une question nouvelle. Ce que l’on peut noter, quand on regarde la question de la nourriture et de la famine durant la Seconde Guerre mondiale, c’est que les situations sont variées. Et ce sont les grandes villes qui ont été les plus touchées par la famine, ou dans les régions de monocultures. Les raisons ? Pour augmenter la ration de nourriture à laquelle une personne avait droit, il fallait en effet que celle-ci ait beaucoup d’énergie. Et donc de la force, de la vitalité. J’ai parlé de famine lente. Nous avons collecté beaucoup de témoignages de policiers en France faisant état de découvertes de vieux, morts de faim dans leur appartement dans les grandes villes, certains ayant refusé les soupes populaires, d’autres trop isolés, incapables de sortir. On en a peu parlé, il y a eu beaucoup de cadavres rassemblés de morts de faim.

Que dire sur les plus fragiles ? On peut faire quelques distinctions. Il y a ceux qui étaient en institution : les vieillards en hospice, 50 000 d’entre eux sont morts de faim pendant l’Occupation. Il y a eu les malades chroniques qui ont connu une vie très difficile. Par exemple, pour les diabétiques, l’insuline avait complètement disparu. Ils ne pouvaient plus se soigner.
Il y avait les vieillards isolés dans les grandes villes, qui étaient dans l’incapacité de participer à cette course aux calories que se livraient les familles françaises. Ils ne pouvaient pas faire des queues pendant des heures, ou aller à la campagne pour se ravitailler. Il y avait aussi les longues peines qui ne bénéficiaient d’aucune solidarité en prison. Tous ces groupes ont été très touchés.

Pour mon livre L’Hécatombe des fous, j’ai travaillé sur les malades mentaux hospitalisés et je suis arrivé au chiffre de 45 000 morts de faim, ce qui est beaucoup en proportion. Comment l’explique-t-on ? Il y a des facteurs de vie institutionnels, avec des problèmes de droits dans les achats de nourriture. Dans des hôpitaux où étaient regroupés 3 ou 4000 patients, il fallait des achats importants et réguliers. On peut noter que dans les lieux tenus par les religieuses, les malades s’en sortaient beaucoup mieux car dans ces lieux, le coulage était très important. Mais plus généralement, pour ces malades, les liens familiaux ou sociaux se sont érodés. Ces malades étaient seuls, ne pouvant plus compter sur leur famille.
De fait, ces malades n’ont pas été exterminés, mais c’est l’invisibilité de ces patients qui a expliqué leur mort. La mort biologique a été précédée par la mort sociale, c’est l’isolement de ces patients au sein d’un institut où les liens avec le monde sont distordus qui est la cause première de leur mort avancée. »

« Qui se soucie des vieux ? »

Natalie Roberts, chercheuse, de retour de mission avec Médecins sans frontières (MSF) en Ukraine, où elle a passé deux mois dans la région de Kiev.

Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR)

« Je vais parler, un peu en vrac, selon ce que l’on a vécu. Les vulnérables ? Il y avait des gens coincés dans des zones tenues par les Russes, mais nous n’y avions pas accès. Après, nous avons recueilli des témoignages décrivant une situation catastrophique, mais sur le moment, on ne le savait pas.
Les personnes qui étaient restées, qui n’avaient pas pu s’enfuir ou se réfugier, étaient des personnes âgées, ou handicapées. Elles n’avaient pas eu la possibilité de se déplacer, sont restées à Boutcha. C’étaient bien souvent des vieux qui ne pouvaient bouger, se réfugiant dans les sous-sols. Ils n’avaient pas la force physique pour partir. Ils étaient piégés, contraints de rester chez eux. Et s’ils sortaient de leur domicile, ils pouvaient se faire tirer dessus. Et tuer.

Les hôpitaux ? Un grand nombre ont été endommagés, le personnel était parti. Ils avaient arrêté les soins non urgents, et vidé les hôpitaux pour prendre en charge les blessés. L’accès aux soins devenait de plus en plus difficile, les pharmacies étaient fermées. Quant aux malades chroniques, ils se sont retrouvés dans une situation catastrophique.

Le sentiment que l’on a est que dans les zones proches du conflit, ce sont les vieux qui vivaient une situation la plus difficile. Coincés, sans moyen de quitter leur maison, ils restaient seuls, sans voisins, sans famille. Il y avait bien des travailleurs sociaux, mais le moindre checkpoint vous faisait perdre des heures. Leur rendre visite n’était pas simple. Et les malades étaient condamnés à rester chez eux.
Et puis, il y avait les bombardements. Se mettre à l’abri ? Les sirènes retentissaient vingt fois par jour. Vingt fois par jour descendre aux abris, non, ce n’était pas possible, trop pénible, trop fatigant. Ils restaient dans leur appartement espérant avoir de la chance.
Et puis, il y avait ceux coincés dans les institutions, que ce soient des maisons de retraite ou des hôpitaux psychiatriques. Ils n’avaient pas le choix. Ils restaient.

À l’époque, qui en parlait ? On n’en parlait pas, ou peu. Même à MSF, on ne parlait pas des vieux. Des victimes invisibles. En Ukraine, il y a 9 millions de personnes de plus 60 ans, mais personne, vraiment, ne s’en occupait. On ne parlait pas d’eux, on parlait des femmes, des enfants, des blessés, on parlait de nos actions. Mais des vieux, non.
J’avais été au Donbass en 2015. On voyait déjà ces vieux isolés, seuls. Et aujourd’hui, cela n’a pas changé. On vient de vivre deux ans de Covid, on a beaucoup parlé des personnes âgées, mais pendant la guerre, tout a disparu. Nous avons comme des réticences à considérer les vieux comme des victimes, comme des vulnérables. Or, si on n’en parle pas, on va les oublier. Comment se préparer ? Comment cibler les personnes âgées ? Comment ne pas répéter cet oubli ?
À MSF, on essaye de travailler avec des organismes et de tenter de recenser les services pour faire une plateforme. C’est un début. Mais c’est peu, et je ne suis pas convaincue que l’on s’y prépare vraiment. »