Les contes de Lascoumes

Juriste et sociologue, Pierre Lascoumes était chercheur et enseignant à l’Institut d’études politiques. Pour VIF, il écrit, invente, raconte des histoires autour de la vieillesse. Et des fragilités humaines.

Pierre Lascoumes

In memoriam (n°8)

Cinq ans plus tard.

Honnêtement, il nous a fallu deux ans pour nous remettre de l’affaire du Béguinage. Élise me semblait plus résiliente que moi, mais je n’avais pas accès aux mouvements de son âme profonde. Moi, je restais envahi par les deux coups de révolver que j’avais tirés et par la frayeur qui m’avait envahi. Cependant, il nous fallait peu de choses pour nous rappeler le folklore permanent d’Éloïse, la tragique histoire d’amour de Stan et l’exécution en règle du cupide Xavier. Peu à peu, nous parvenions à en sourire, à défaut de pouvoir en rire. Selon Élise, Éloïse était une vraie mythomane qui dissimulait sous ses parures et ses éclats de voix une vie de souffrance. L’accumulation de ses prouesses et ses excès dignes de la reine de Sabbat n’étaient que du simulacre. Elle voulait vivre sur un grand train mais n’avait que de très petits moyens que l’âge ne faisait que restreindre. Élise ne me ratait pas avec mes talents pédagogiques qui avaient permis à Stan de faire de moi un dealer, non dépourvu de talent. Nous étions d’accord pour dire qu’il était plus beau de mourir dans le lit de sa maîtresse que torturé par des trafiquants ou exécuté par un gang rival. Xavier se prêtait moins à nos petits délires. Mais il nous suffisait d’entendre parler d’un homme d’affaires véreux, d’un politicien corrompu, ou d’un escroc d’envergure pour que nous lui trouvions des traits caractéristiques du prétentieux souverain du Nouveau Béguinage. Nous exprimions parfois quelques regrets car non seulement l’idée de départ du projet était belle, mais de plus en plus de vieilles personnes redoutaient de finir leurs jours seules, diminuées avec pour seul horizon un mouroir d’autant plus sinistre que coûteux et médicalisé. Autant se suicider dans une pharmacie.

Une petite nièce d’Élise arriva dans notre ville. Sophie vient de la campagne et ne connaît pas grand-chose. Élise a du plaisir à lui faire découvrir les magasins, les conférences, les monuments, les concerts. Comme Sophie dispose d’une petite voiture, nous organisons des visites et des pique-niques aux alentours. Moi, je passe de plus en plus de temps avec Jacob. Depuis notre virée à Orléans, il a décidé de me prendre sous son aile parce que « tu es capable de faire n’importe quoi ». Il ignore bien sûr l’essentiel. Il me traîne aux ventes aux enchères sous prétexte de trouver des gravures de montgolfières qu’Élise apprécie. Il prétend qu’assister à des tournois d’échecs entretient la vivacité de nos neurones. Une fois par mois, nous faisons une dégustation comparative des fast food de nourriture juive et nous notons sans complaisance les börek, chawarma, sabah et autres falafels. Jacob avait été aussi un parieur forcené de courses de chevaux. Il s’était désintoxiqué en achetant tous les jours Paris Turf et en faisant ses pronostics sur papier. Nous allions de temps en temps à l’hippodrome où il nous offrait une tournée de vodka orange. Toutes ces petites distractions dissimulaient mal les colonnes du calendrier qui restaient obstinément blanches et rendaient tangibles l’ennui et l’abandon des désirs avec lesquels il fallait chaque jour lutter davantage. Et puis il y avait les croix stressantes du cortège des rendez-vous médicaux plus déprimants les uns que les autres et qui apportaient chaque fois leur lot de nouveaux examens (radios, scanners, prises de sang, IRM) et les mauvaises nouvelles qui allaient avec. Comme si à nos âges « se soigner » avait encore un sens, alors qu’il est formellement interdit de parler avec ces messieurs-dames docteurs de « directives de fin de vie », de « mort dans la dignité », sinistreries qu’ils écartent d’un revers de main las en disant que « l’on verrait en temps voulu ». Façon de dire qu’il ne faudrait pas compter sur eux pour ces moments ultimes qui nous obsèdent tous. La « mourologie », voilà une discipline à inventer qui éviterait les traitements inutiles et préparerait aux choix ultimes. Apparemment, cette spécialité n’intéresse personne et nous devons affronter seuls ces tourments de plus en plus aigus. Les mois passaient où nous simulions une bonne figure, à faire comme si nous ne pensions jamais à la solitude, à la fatigue, à la douleur, au rien. Nous devenions de gentils robots en grande partie lobotomisés mais aux sourires de morts-vivants.

Même si en partie factice, la bonne humeur cessa le jour où l’infirmière de nuit des Écureuils me réveilla me demandant de descendre le plus vite possible. Dans le salon d’accueil, je découvris une Élise très agitée qui réclamait sa chambre. Elle portait un manteau d’hiver, son chapeau cloche, des gants, à ses pieds une valise et un sac de voyage. L’infirmière me glissa à l’oreille que des policiers l’avaient trouvée hagarde à un arrêt de tram à trois heures du matin. Elle ne prononçait qu’un mot « Écureuil ». Au commissariat, elle avait fait un scandale en réclamant la chambre qu’on lui avait volée. Je me suis approché d’elle et j’ai tenté de lui prendre la main. Elle s’est reculée vivement en criant qu’elle voulait voir le directeur : « J’étais en voyage et voilà qu’on me prend toutes mes affaires. » Quand le médecin de l’établissement voulut l’examiner, elle l’insulta et tenta de mordre sa main. J’avais les clefs de son appartement. Au bout de deux heures, elle accepta d’aller « à l’hôtel » le temps que sa chambre soit préparée. Elle m’appelait « monsieur » et dans le taxi demanda : « C’est vous le nouveau concierge ? » De retour chez elle, elle refusa d’enlever son manteau et resta ses mains sur ses genoux, accrochées à son chapeau : « Je vais bientôt sortir, je n’ai pas le temps de prendre un thé. » J’appelais sa fille et sa nièce. Le temps qu’elles arrivent, elle refusa de répondre à toutes mes questions et resta longtemps immobile face aux gravures de montgolfière accrochées aux murs du salon. De temps en temps, elle prononçait des mots comme « oiseau », « avion ». À leur arrivée, elle reconnut sa nièce mais pas sa fille. Elle lui raconta à mi-voix qu’elle avait été enlevée par des truands mais que la police l’avait sauvée.

Les pièces d’un puzzle que nous n’avions pas voulu défricher s’assemblèrent rapidement. Depuis plusieurs mois, les signes alarmants s’étaient accumulés, mais nous avions refusé de les déchiffrer. Mis bout à bout, le diagnostic était clair. Élise avait perdu ses clefs à plusieurs reprises ; en retirant de l’argent à un distributeur bancaire, elle prenait les billets et oubliait systématiquement sa carte ; plusieurs fois elle avait refusé de répondre à l’interphone alors qu’elle était chez elle ; régulièrement, elle avait amené sa nièce faire des courses ou visiter une exposition, mais une fois sur place elle était incapable de se souvenir ce qu’elle était venue faire là. Parfois, nous la trouvions allongée sur son lit ou le canapé en chemise de nuit ou à moitié vêtue, immobile, les yeux au plafond et refusant de bouger. Elle, jusque-là si ordonnée, prenait un malin plaisir à ranger les paquets de nouilles dans le placard de la salle de bains, à dissocier ses paires de chaussures en en mettant une dans le porte parapluie et l’autre sous l’évier. Peu à peu, elle cessa de reconnaître ses proches. Un jour où, après avoir sonné, j’avais ouvert sa porte avec mon jeu de clefs, elle eut une crise d’hystérie se croyant cambriolée. Penchée à une fenêtre, elle se mit à appeler les voisins au secours. Plusieurs fois par semaine, j’achetais chez un traiteur de quoi préparer un petit repas. Je n’étais pas particulièrement habile mais je m’appliquais à réaliser de jolies assiettes. J’avais remarqué que la couleur des mets l’intéressait plus que leur texture ou leur goût. Elle s’amusait à réaliser des mélanges avec sa fourchette et de temps en temps portait un peu de nourriture à sa bouche. Elle lâchait quelques mots plus ou moins encourageants « Joli », « Arc en ciel », « Caca », etc. J’avais cessé de dormir dans la chambre d’amis car à deux reprises, en pleine nuit elle m’avait réveillé et mis dehors : une fois parce que son mari allait rentrer de voyage et qu’elle ne voulait pas de scandale ; une autre fois parce qu’elle m’avait confondu avec Jacob et l’accusait d’avoir pris la place de monsieur Édouard qui, lui, ne laissait pas traîner ses chaussettes !

Cette torture dura des mois. Nous accusions tour à tour la génétique, son installation prématurée aux Écureuils, la pollution atmosphérique, la déception du projet de Béguinage, la mort d’Éloïse, etc. Quelqu’un devait rester en permanence auprès d’elle, mais elle ne supportait personne pas plus les aides-soignantes que ses proches. Nous avions fait installer un système de sécurité à la porte qui devait l’empêcher de sortir furtivement comme elle adorait le faire. Bien sûr, elle le repéra et le détruisit à coups de marteau. La porte fut bloquée pendant 24 heures, le temps que les réparateurs interviennent. Nous l’avons trouvée à moitié habillée dans la baignoire jouant avec une passoire et des gobelets en plastique qu’elle pêchait pour son repas du soir. C’est étonnant comme l’horreur peut occuper l’espace intérieur. Fini l’ennui et le rien faire. J’étais envahi du soir au matin par cette lente tragédie de la destruction. Jacob partageait avec moi ce qu’il pouvait. Pendant l’Occupation, il avait été sauvé par des voisins auxquels ses parents l’avaient confié. Il resta caché chez eux pendant plus de deux ans. Il avait tout entendu de l’arrestation de ses parents, le bruit des bottes de policier montant l’escalier, frappant aux portes et interpelant les gens. Les pleurs indistincts, les cris de son père hurlant qu’il n’avait pas d’enfant, le fracas des meubles défoncés puis cet immense silence qui peu à peu avait submergé l’immeuble, la rue, le quartier, la ville. La voisine l’avait alors sorti du placard où elle l’avait caché derrière des piles de linge aux vieilles odeurs. Elle l’avait serré contre ses gros seins. Aujourd’hui encore, il se demandait pourquoi il n’avait pas osé pleurer. Un soir où je lui racontais les derniers tourments de la journée et me sentant profondément ému, il dit simplement : « Édouard, tu as le droit de pleurer. Élise était ton dernier amour. »

Malgré l’attention soutenue de sa fille, de sa nièce, des aides à domicile et de moi-même, les fissures dans l’esprit d’Élise ne faisaient que s’accentuer et son état se dégradait irrémédiablement. Elle dut être hospitalisée dans un établissement spécialisé en dehors de la ville. Durant le premier mois, elle se montra si agressive que l’on dut la placer dans un « bâtiment sécurisé ». Je m’obligeais à lui rendre visite une fois par semaine, mais j’avais l’impression de me rendre au parloir d’une prison. Sous calmants, Élise était totalement apathique. Le personnel nous incitait à lui parler de sa vie passée. Mais cet exercice me paraissait de plus en plus vain et déprimant. Selon les médecins, cette situation pouvait durer plusieurs années. Je me mis en tête que j’allais mourir avant elle. Jacob m’accompagnait souvent. Il restait dans le parc à vérifier ses pronostics sur les courses de chevaux. Nous faisions l’aller-retour en tram. Un jour où après une visite j’avais l’air particulièrement affecté, alors que nous longions le fleuve aux tourbillons boueux, il me saisit le bras et me regardant implacablement dans les yeux et me dit gravement : « Je t’interdis de te jeter dans la Garonne ! »

Par chance pour elle et, osons le dire, pour nous, elle mourut d’une infection pulmonaire. Je ne voulais pas aller à l’enterrement. Je n’avais rien à faire dans cette assemblée. Jacob m’y traîna. Nous sommes arrivés en retard, la cérémonie avait commencé. Nous nous sommes installés sur les bancs du fond. Soudain, sa fille surgit d’un des bas-côtés. D’autorité elle prit mon bras et me tira jusqu’au premier rang avec le reste de sa famille. Je n’osais lever les yeux sur le cercueil, pourtant je mourrais d’envie de savoir si mon bouquet de pivoines avait bien été livré. Il y eut beaucoup de discours, mais aucun de ces mots ne parlaient de l’Élise que j’avais connue. Sa nièce eut la gentillesse de prononcer mon prénom.


Quentin Top

Jacob avait traversé tellement d’épreuves qu’il était d’une infinie discrétion. Il semblait dégagé de tous ses tourments. Jamais il ne me demandait « Comment vas-tu ? », même quand je descendais avec une mine de mauvaise nuit. Une étrange période avait commencé durant laquelle mes échanges avec Élise n’avaient jamais été aussi éprouvants. Elle envahissait mes nuits en me parlant sans discontinuer, non pas de nous, mais de toutes les horreurs qu’elle avait endurées dans sa vie. Elle ressassait des histoires dont elle m’avait à peine parlé. Mais elle le faisait sur un ton accusateur qui faisait de moi un tortionnaire, comme si j’avais été le tireur de ficelles maléfique des maltraitances par sa mère, de son oncle harceleur, de son mari infidèle, de la mort de son fils encore enfant. Je me réveillais en sursaut, haletant, ne sachant plus qui j’étais ni où je me trouvais.

Après une nuit encore plus éprouvante que les précédentes, j’en parlais à Jacob. Avec son bon sens inépuisable il me rappela deux évidences : les rêves parlent d’abord de nous. De quoi étais-je en train de m’accuser ? Je n’étais en rien responsable de la mort d’Élise. De plus, puisque dans les rêves elle ne me laissait jamais la possibilité de lui répondre, je devais lui écrire. Jacob se souvenait que la voisine qui l’avait recueilli et caché l’obligeait à écrire à ses parents disparus et sans doute morts pour éponger son chagrin. Il le faisait le jour shabbat et postait ses lettres dans une ancienne boite de chocolat décorée de sapins enneigés. Il regrettait que l’objet ait disparu lors d’un déménagement en catastrophe après un bombardement. Je me mis au travail.

« Bien chère Élise, sais-tu à quel point c’est éprouvant de continuer à nous accrocher à grande distance comme nous le faisons. Aujourd’hui, tu m’as raconté pour la nième fois les tristes histoires que tu as vécues avec ton mari. Te rends-tu comptes que tu radotes : et la fois où, et je jour où… etc. ? C’est sans fin. Tu as repéré que je m’ennuyais, que mon esprit filait ailleurs. Ça t’a mise en colère et tu m’as engueulé.
Je suis désolé de toutes ces pensées inutiles, ça me déprime. C’est sans doute idiot de prendre les rêves au sérieux, à plus forte raison d’en attendre du plaisir ou de la consolation. Je pensais m’habituer à l’indifférence, au neutre et voilà que tu me bouscules dans la guerre.
Mais je résiste autant que je peux et je pense bien tendrement à toi. Ton Édouard. »

Certains jours, je manquais d’inspiration, les mots restaient entravés entre mes émotions et mon manque d’expérience de l’écrit. J’eus alors l’idée d’une sorte de calendrier. Je commençais à chaque fois une page blanche et j’écrivais « 32e jour sans Élise, ceci, cela ; 56e jour sans Élise, les narcisses commencent à trouer la pelouse ; 81e jour, ma première nuit sans rêve de toi. » Un jour dans une des brocantes que m’infligeait Jacob, je le vis s’arrêter, et une fois de plus marchander. Mais cette fois-là, il fit affaire et repartit avec un paquet emballé à la hâte dans du papier journal. De retour aux Écureuils, il me l’offrit avec ces mots : « C’est un vieux coffret, peint à l’ancienne avec des motifs russes. Tu y mettras ton courrier pour Élise. » Le coffret n’était pas très grand. Je plaçais à l’intérieur ma série de billets-calendriers et les quelques lettres que j’avais réussi à écrire. Certains jours, je me contenais de le regarder comme s’il s’agissait d’une urne contenant ses cendres. J’avais commencé à prendre goût à l’écriture et m’inscrivis à un nouvel atelier d’expression où pour une fois Jacob refusa de m’accompagner. La première consigne qui nous fut donnée était très simple. Les textes devaient commencer par « Et si… ». En une demi-heure, je remplis trois pages de brèves formules de tout ce qui me venait à l’esprit concernant bien sûr ma relation avec Élise : « Et si j’avais rencontré Élise au jardin d’enfants. Et si je j’avais amené au Luna Park. Et si nous avions fait le tour du monde en montgolfière. Et si j’avais tué son mari qui la violentait », etc. Je continuais sans effort l’exercice dans ma chambre, parfais dans un café. Je devenais graphomane.

Jacob mit fin à ce qui devenait une manie le jour où il me dit : « Quand le coffret sera plein, nous irons le déposer sur la tombe d’Élise et le chapitre sera clos. Tu passeras à autre chose. Maintenant, moi je parle à mes parents dans ma tête, c’est bien suffisant. » Une fois de plus, je suivis son conseil. Nous avons attendu un jour de grand soleil. Chacun de nous a apporté un gros bouquet de fleurs. J’avais acheté un grand vase à la base solide pour résister au vent. À côté, j’ai placé le coffret fermé par un cadenas. Sa décoration très colorée était un peu surprenante sur le marbre gris clair de la tombe. Mais cette gaieté anachronique m’a semblé correspondre à ce que je préférais chez Élise. Deux tombes plus loin, une femme très austère, un fichu noir sur la tête s’est arrêtée d’arracher les herbes minuscules qui s’acharnaient à mettre un peu de vie dans le gravier qui couvrait le tombeau. Elle s’est approchée de nous et a demandé l’air sévère : « J’espère que vous ne vous amusez pas à faire des mises en scène pour des photos ridicules. » Jacob l’a fusillée du regard : « Nous honorons une amie, madame. » Dépitée, elle a fait demi-tour en marmonnant quelques imprécations adressées aux puissances célestes. Jacob s’est écarté de quelques mètres après m’avoir dit : « Maintenant, parle-lui. » Je m’exécutais.

C’est durant cette période que je fis un rêve étonnant. Dans un cimetière, assises sur une tombe, Élise et une femme qui pouvait être Éloïse pique-niquaient. Sur une grande serviette à carreaux se trouvaient un thermos, des gobelets argentés et plusieurs gâteaux coupés en tranches qu’elles dégustaient et proposaient aux passants interloqués. Le coffret coloré était posé entre elles. À tour de rôle, elles piochaient dedans et lisaient à haute voix mes bouts de texte. J’ai craint un instant qu’elles se moquent. Mais non, elles souriaient gaiement et parfois riaient. L’amie demanda à Élise si c’était cela le paradis, recevoir des lettres d’amour alors qu’on est au ciel ? Élise roucoula : « Mieux vaut tard que jamais. »      

Deux ou trois semaines plus tard, je suis revenu au cimetière sous prétexte de vérifier l’état du coffret. Il était toujours là. Comme il avait beaucoup plu, la marqueterie qui le recouvrait commençait à gondoler. Mais cela lui donnait un air ancien, presque celui d’un vieux coffre de pirate. J’étais heureux et étonné que personne n’ait forcé la serrure ou ne l’ait tagué. La fille d’Élise avait dû passer et retirer les bouquets fanés et les avait remplacés par un pot de buis taillé en torsades. La vieille acariâtre qui la fois précédente sarclait un peu plus loin une autre tombe s’approcha. Je fis semblant d’être absorbé par des pensées affligées. Je la sentis s’arrêter derrière moi et me dire à mi-voix : « C’était une femme très aimée. » Curieusement, c’est une autre voix qui répondit de l’intérieur de moi, celle d’Élise : « Édouard, souris à cette pauvre femme qui n’a pas connu beaucoup de bonheur. » Je m’exécutais. Cela fit rougir la dame qui se détourna comme si elle avait assisté à une scène trop intime et elle s’éloigna. La voix intérieure poursuivit : « Merci Édouard de tous ces messages amoureux. Nous n’avions jamais osé nous parler comme cela, mais c’est ce que nous éprouvions. Même lorsque j’étais délirante et que tu t’appliquais à me préparer de jolies assiettes colorées que je massacrais comme une enfant de deux ans. C’était du parfait amour, plus encore que le meurtre de Xavier qui nous a sortis de ce sale pétrin. Tu ne pouvais plus rien attendre de moi, mais tu ne m’as pas abandonnée. Cela te vaut de ma part une reconnaissance sans fin. Je n’aspire qu’à agglutiner ce qui reste de mes petits atomes à ce que deviendront les tiens. S’il te plait, sèche ces yeux, je ne veux y voir que du soleil. »

Notre petite vie reprit, de plus en plus évanescente. Parfois, certains jours semblaient transparents. Jacob souffrant perdait de son dynamisme. J’explosais mon budget en nous offrant des trajets en taxi sous prétexte d’une arthrose, en partie imaginaire. Aux Écureuils, j’étais devenu transparent pour toutes ces dames. Sans doute trouvaient-elles que mon deuil était le juste châtiment de ma transgression. Quand on m’invitait à une table ou pour un goûter d’anniversaire, j’espérais toujours que l’une ou l’autre, si facilement caqueteuses, me parla du tandem étrange qu’elle avait formé avec Éloïse, ou combien elles avaient ri et pleuré au festival des Vieilles dames indignes. Mais rien ne venait jamais, personne même ne mettait une main sur mon bras, si ce n’est la kyrielle de leurs mesquineries. Une fois, je faillis culbuter leur médiocrité. Un fait divers tragique avait eu lieu dans notre quartier bourgeois. Un père suspectait un jeune homme métis de harceler sa fille mineure. Il l’avait attendu à la sortie de sa salle de sport et l’avait massacré avec un coup de poing américain. Aux Écureuils, dans les commentaires, l’agression sexuelle (supposée) l’emportait de beaucoup sur la violence du père (bien réelle). Je subissais sans rien dire ces surenchères racistes en triant les petits pois dans mon assiette. Au bout d’un moment, une dame que je croyais moins stupide que les autres m’interpella : « Vous qui avez été policier, qu’en pensez-vous ? 
– Policier ? Qu’en savez-vous ? »
Elle bégaya : « J’avais cru comprendre… »
Je répliquais le plus froidement possible : « Madame, méfiez-vous des rumeurs ! Certains sont suspectés de viol, d’autres d’exercer des métiers infâmes. Pour ma part, je trouve que la peine de galère devrait être systématiquement appliquée à tous les médisants. » Deux dames s’étranglèrent avec leur bouchée de frangipane trop crémeuse. Je me levais et les saluais en silence. De ce jour, mon ostracisme devint définitif. Sauf avec les bridgeurs.

Jacob souffrait de plus en plus de l’intestin. Humiliation suprême, il devait porter en permanence des couches car des diarrhées se déclenchaient à n’importe quel moment. Finalement, il fut hospitalisé pour une occlusion intestinale et les médecins détectèrent un cancer du colon avancé. Il n’était plus opérable. En permanence sous sédatif, il ne me reconnaissait presque plus et ses propos étaient de plus en plus décousus. Un jour, il accrocha vivement ma main et me tira vers lui. Je compris vaguement qu’il me parlait de lettres et de boîte. Je pensais qu’il se souvenait de son enfance et des courriers qu’il avait adressés à ses parents disparus.

Quelques jours plus tard aux Écureuils, la directrice me fit appeler. Elle m’informa que la chambre de Joseph avait été vidée, mais qu’il restait des choses dont elle ne savait quoi faire. Dans un petit bac plastique se trouvaient divers objets. Elle mit à côté une grande boîte décorée qui avait dû contenir des chocolats. J’hésitais à l’ouvrir me souvenant des lettres écrites durant l’Occupation. J’emportais le tout dans ma chambre. Je mis le bac plastique au bas de mon placard et posai la boîte sur mon lit. Je m’assis à côté, une main caressant le couvercle. Finalement, je l’ouvris, elle contenait bien ce que j’avais imaginé. Je prélevais au hasard quelques lettres soigneusement pliées en trois volets. Elles s’adressaient toutes à ses parents, tantôt aux deux, tantôt à l’un ou l’autre. Elles commençaient le plus souvent par : « J’aurais voulu vous dire… » ou bien « J’ai oublié de vous dire ». Il s’adressait à des personnes vivantes et partageait avec elles des souvenirs, des questions, des désirs sans doute imaginaires : « Quand nous avons traversé Paris en taxi… », « Quand maman s’est perdue dans le forêt », « Quand au concert nous avons pleuré tous les trois en écoutant le Quatuor de la fin des temps ». Il y avait aussi des récits basés sur des faits réels : le festival des dames indignes qui le conduisait à se demander pourquoi les hommes manquent à ce point d’audace et d’humour. Notre sortie à Orléans était devenue une épopée drolatique où il avait sauvé un innocent manipulé par une mégère. Je classais les lettres par date. Il avait commencé à écrire en entrant aux Écureuils et rédigé à peu près deux lettres par mois.

Je refermais lentement la boîte et laissais un long moment mes doigts caresser le couvercle représentant un caniche dans un panier. Progressivement, j’avais l’impression de toucher une peau, de sentir les vibrations du pouls de toute cette famille. Je fermais les yeux et vis défiler une série de prénoms que je ne connaissais pas : Ava, Gabriel, Sarah, Raphaël, Déborah, Noah. Ce contact dérisoire m’aida cependant à trouver une solution. Les lettres devaient retrouver Jacob et les siens. Le lendemain, je me rendis à la synagogue où avaient eu lieu la cérémonie de son enterrement. Je sonnais, attendit un long moment avant qu’un vieil homme barbu entrebâille la porte. Je lui dis : « Je viens de la part de Jacob Helstein, je voudrais voir le rabbin. » J’attendis à l’extérieur sur un banc. Un homme beaucoup plus jeune que ce que j’attendais arriva. Il me dit qu’il était en apprentissage et n’était pas encore ordonné et me demanda ce qu’il pouvait faire pour moi. Je lui montrais le paquet que j’avais enveloppé dans une nappe de papier blanc des Écureuils. Une aide-soignante m’avait aidé à bien replier le papier de biais à la japonaises : « Ce sont les lettres que monsieur Helstein, celui qui a été enterré l’autre jour, a écrites à ses parents déportés. Il les a conservées et on a oublié de les mettre dans son cercueil. Je voudrais qu’on les mette dans une terre juive comme si c’était un morceau de lui. Comprenez bien, dans ce paquet, il y a toute la vie d’un homme et celle de toute sa parenté. J’ai amené un drap blanc pour le linceul. J’aimerais aussi qu’on dise la prière, j’ai oublié son nom. Je me souviens que mon ami allait de temps en temps au cimetière Thiais où il disait qu’il y avait un « carré juif ». Est-ce que ce serait possible là-bas ou ailleurs ? » L’apprenti rabbin me regarda interloqué. Il me dit qu’il n’avait jamais rien entendu de pareil. Mais il comprenait que ma démarche était un grand signe d’affection. Il allait en parler au rabbin qui déciderait. Je lui remis le paquet et le drap. En partant, je lui dis qu’en l’attendant, j’avais remarqué qu’il y avait un petit espace de verdure le long du bâtiment : « Ce serait peut-être suffisant. Un carré d’herbe près de de la synagogue, ce doit être de la terre juive. » Il sourit et je partis confiant. Selon une formule de Jacob, j’aurais aimé me sentir fier comme un châtaignier qui montre ses marrons aux passants, mais j’étais triste de m’être séparé du trésor de Jacob.

Les nuits qui suivirent, je fis d’horribles cauchemars : je perdais Élise dans une ville en ruine ; on m’accusait d’avoir fait incinérer Jacob ou d’avoir détruit ses archives. Un matin, j’étais à ce point angoissé que je refusais de me lever, de prendre le petit déjeuner et à plus forte raison de m’habiller. Le médecin vint m’examiner, me dit que j’étais un peu déprimé et me proposa des pilules que je refusais. Je restais ainsi plusieurs jours perdu dans un brouillard entre larmes et gémissements. Un matin, l’apprenti rabbin m’appela. Ils avaient trouvé une solution. Derrière la synagogue se trouvait un petit jardin planté de trois arbres. On pouvait y enterrer la boîte de Jacob enveloppée dans le drap. Lui raconterait l’émouvante histoire des lettres et on trouverait dix hommes pour dire le kaddish. Je pourrais assister à la cérémonie à condition de porter une kippa qu’il me prêterait. Il m’indiqua où acheter une bouteille de vin kascher que nous boirions ensemble à la mémoire de Jacob après l’enterrement. Tout se passa comme il l’avait annoncé. Un trou avait été creusé entre les arbres. Les ombres mouvantes des branches ôtaient toute tristesse à ce moment de recueillement. On me donna une pierre que je déposais sur la terre remise sur le linceul. Pendant que nous buvions le vin que j’avais apporté, le rabbin lui-même vint me parler, c’est lui qui avait dit la prière. Il me dit qu’il avait hésité à autoriser cet étrange rituel. Mais il l’avait fait parce qu’il avait senti qu’il y avait beaucoup d’amour dans ma demande et une volonté profonde de rétablir des liens familiaux détruits par la violence. J’étais ému et pensais au coffret déposé sur la tombe d’Élise. Avant de se retirer, il me dit : « J’espère que quelqu’un s’occupera aussi bien de vous », et il me serra dans ses bras.

Sur le chemin du retour, je pensais bien sûr à mon fils que je voyais peu souvent. Il en avait toujours été ainsi. Je me disais que je devais vérifier si j’avais bien rassemblé et classé tous les papiers et informations dont il aurait besoin après mon décès. Je devais aussi mettre à jour la liste des « personnes à prévenir », beaucoup avaient disparu. Quel était le montant de l’assurance décès que j’avais souscrit il y a plus de dix ans ? Serait-elle suffisante ? Il faudrait que je raccourcisse la liste des morceaux de musique à diffuser pendant la crémation. Il y en avait beaucoup trop, je n’avais jamais réussi à choisir. Je me demandais s’il n’était pas ridicule de diffuser La lettre à Élise. Même bien interprété, le morceau est assez mièvre. Une cantate de Bach, ne serait-ce pas prétentieux pour moi qui n’avais jamais été mélomane. J’aimerais entendre la chanson d’Henri Salvador Une chanson douce, mais…  

En traversant sur un passage clouté, il ne vit pas le livreur en scooter qui le percuta à vive allure. Une heure plus tard, seules deux marques de frein sur le macadam évoquaient le deuil. La pluie avait déjà effacé les traces de sang.   

Pierre Lascoumes