Écrites sous forme d’histoires courtes, ces chroniques racontent ce que les nonagénaires (ou presque) d’aujourd’hui souhaitent donner à voir et à entendre de ce qui les anime, leurs craintes, leurs joies, leurs attentes, leur vie au quotidien. Des histoires anonymes et méconnaissables, publiées avec l’accord des intéressés pour que, dans le droit fil des objectifs de La maison vieille, ce continent qui reste si mal connu de la (grande) vieillesse le devienne un peu moins.
97 ans, fin de partie
Elle avait mal supporté ce nouveau passage de l’âge. 97 ans, c’était vraiment trop. Elle avait vaillamment résisté jusque-là, solide, debout, faisant face et ne s’en laissant conter par personne. Elle ne se plaignait guère, malgré le peu de visites et le rétrécissement de la vie qui s’était peu à peu installé depuis qu’elle avait émigré dans cette résidence, confortable, certes, mais éloignée de tout et de tous. Elle ne pouvait en vouloir à personne, elle avait été la principale artisane de sa solitude. Au fil des ans, elle s’était brouillée avec tout le monde, famille, amis, voisins de résidence ou aides à domicile successives. Question de tempérament. Mais maintenant, elle n’en pouvait plus. « C’est trop, trop long, répétait-elle à longueur de journée, je voudrais que cela s’arrête. »Tout en étant terrifiée de ce qui pourrait arriver : « J’ai si peur », ajoutait-elle à sa plainte.
C’est alors qu’elle commença à tomber, régulièrement. Dès que la chute la laissait trop mal, elle appelait les pompiers… ou le Samu, au choix. On l’emmenait aux urgences, toujours les mêmes, on la gardait quelques heures pour vérifier l’absence de complications, et on la renvoyait chez elle. Depuis ma dernière visite, c’était arrivé une bonne demi-douzaine de fois. On ne pouvait pas ne pas se demander ce qu’il y avait derrière ces chutes : si ce n’était pas le seul moyen qu’elle avait trouvé pour tenter d’échapper à cet étau de solitude, de peur et de désespérance qui semblait l’étouffer depuis quelque temps.
Cette fois, l’hôpital ne la renvoya pas. Probablement, le médecin comprit-il qu’il lui fallait trouver autre chose s’il voulait qu’elle arrête de revenir. On lui proposa d’aller pour quelques semaines dans un service de suivi et de rééducation, un SSR comme ils appellent cela de nos jours. On y ferait un bilan de son état général et on discuterait avec elle d’un éventuel changement de vie, avec départ en Ehpad. Elle accepta. Fallait-il qu’elle soit au bout du rouleau ! Mais en quelques jours, elle se rétablit de façon spectaculaire. Et sans crier gare, ni prévenir personne, elle prit ses cliques et ses claques, commanda un taxi et se fit ramener à sa résidence.
Trois jours plus tard, rebelote. Chute, appel des pompiers, urgences hospitalières. Avec un peu plus de symptômes, cette fois-là : fièvre, courbatures, difficultés respiratoires débutantes. Le diagnostic fut vite confirmé, elle avait le Covid. Elle fut hospitalisée en pneumologie et mise à l’isolement. À nouveau envahie par la solitude et la peur de la mort, ce qui devait arriver arriva, elle fut à nouveau prise de panique. Elle s’agita tant et si bien qu’il fallut l’attacher. Elle hurlait aussi : « Au secours, venez me chercher, me délivrer d’ici, il ne faut pas me laisser, ils sont affreux. »Elle fut mise sous neuroleptiques, seul moyen de la calmer, et tomba progressivement dans l’inconscience.
Cela dura trois longues semaines. Du service de pneumologie, elle fut transférée en gériatrie, puis en unité de soins palliatifs, toujours inconsciente, disait-on. Était-ce si vrai ? Ne se rendait-elle vraiment compte de rien ? Du fait du Covid, il n’y avait qu’une personne autorisée à la visiter. Mais qui s’y rendit ? Aucun ne s’estima suffisamment proche pour penser que c’était à lui que revenait d’assurer cette ultime présence. Visiblement, elle n’avait pas su créer les conditions d’un tel accompagnement.
Lorsque l’avis d’aggravation tomba, les quelques proches qu’il lui restait firent tout de même le voyage, malgré ce qu’elle leur avait fait subir pendant des années. Elle rendit son dernier souffle après les avoir une dernière fois entendus et sentis auprès d’elle.
Véronique Fournier