Mauvaise passe pour la santé publique. Une gestion au fil de l’offre industrielle, coups médiatiques, absence de priorisation et de programmation partant des données du terrain, dévalorisation de l’expertise, reprise en mains par le politique et le réglementaire…
Peu formés à la gestion de l’incertitude, mal à l’aise dans les concepts de base de la santé publique, les responsables sanitaires, souvent promus pour des raisons avant tout politiques, semblent fuir le champ de la discussion, de l’expertise et de la décision en situation d’incertitude pour se réfugier dans le réglementaire et la demande de preuve. La causalité n’est pas établie ? On passe à autre chose. Qu’importent les conséquences sanitaires tant qu’elles ne font pas la Une ni ne valent une mise en examen. Exit le doute raisonnable, le faisceau d’arguments qui font pencher dans un sens : c’est « vrai » ou c’est « faux ».
Une dictature de la « vérité »
S’est ainsi progressivement installée une dictature de la « vérité », caricaturée pendant la crise de la Covid, qui, dans l’ensemble des échelons, tend à tout transformer en binaire. « La vérité » n’a plus besoin d’être établie par un long processus d’évaluation et d’expertise indépendante (surtout pas !) : elle se décrète. D’un côté, le ministre Aurélien Rousseau qui déclare que les vaccins anti-Covid n’ont pas d’effets secondaires, de l’autre, Réinfo-Covid qui affiche sur les panneaux publicitaires de Toulouse que ces derniers provoquent un accident cardiaque toutes les 100 injections (soit tous les 35 vaccinés !). Deux absurdités qui se répondent ,refusant le principe même de la balance bénéfice/risque et de la décision raisonnée.
Durant la dernière décennie, le pouvoir politique a, en bonne part, réglé le problème en écartant le recours historique à l’expertise utilement remplacée par les avis plus prévisibles de promus du sérail ou de cabinets de conseil sous contrat. Même chose pour les médias : lequel ne s’est pas lancé dans le « fact-checking » pour déterminer, sans toujours posséder l’expérience et la formation requises, si c’est vrai ou faux ?
Un binarisme lourd de conséquences
Ce binarisme confine à une double faute : c’est d’abord une négation de la démarche scientifique qui part justement de l’incertitude, d’une hypothèse, pour tendre, au prix de multiples raisonnements, controverses, essais, erreurs, vers une conviction raisonnable, rarement absolue. Exception faite de données cliniques irréfutables, de quelques démonstrations brillantes et définitives, la démarche scientifique est un continuum qui se nourrit du doute. Dans nombre de cas, la certitude n’est pas (et ne sera peut-être jamais) totalement établie, ce qui impose de choisir l’option paraissant, à cet instant, la plus raisonnable.
En effet, attendre la certitude, exiger que les faits deviennent « vérité » est contraire à l’essence même de la santé publique : protéger la population dès lors que le niveau de conviction est suffisant. « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment », écrivait le cardinal de Retz, ce qui pourrait se transposer en : « En santé publique, on ne sort du doute que quand la catastrophe est avérée ». Il ne s’agit pas de s’effaroucher à la moindre alerte mais de gérer l’incertitude avec bon sens. Les exemples ne manquent pas, comme celui de l’utilisation prolongée des benzodiazépines (massivement consommées pour le traitement des troubles anxieux et du sommeil) et du risque de démence de type Alzheimer. À ce jour, quarante études ont été publiées sur le sujet (la première en 2002), dont vingt-sept (les deux tiers) allant dans le sens d’un risque majoré de 15 à 43% chez les consommateurs. Bien que la maladie d’Alzheimer soit l’un des pires fléaux des pays dits « développés » et que l’on n’en connaisse ni les causes ni le traitement, cette alerte n’a jamais été prise en compte aux plans politique et sanitaire. La raison, maintes fois, avancée : « Rien n’est prouvé à ce stade ». Évidemment ! Et il est possible/probable que cela ne le sera jamais. Vingt-deux ans d’inaction (avec les conséquences que l’on imagine si la crainte était fondée !). Et pourtant, tous les ingrédients de la décision sont là. Une suspicion que l’on peut, au minimum, qualifier de recevable. Mais surtout le fait que les études positives montrent que ce sont uniquement les traitements (très) prolongés (non justifiés car hors indications et hors recommandations) qui seraient associés à cette augmentation du risque. Alors, pourquoi ne pas avoir pris des mesures pour contrer efficacement ce mésusage ? Il ne s’agit pas là de simples nausées ou de vertiges ! Tout cela, dans le pays qui a inscrit le principe de précaution dans sa constitution…
Bernard Bégaud