
Pour s’emparer du pouvoir, Trump s’est reposé sur des mouvements idéologiques disparates et sans cohérence. Pendant sa campagne, des prises de position populistes ont été mises en avant sur le fond (antivax, masculinistes, protectionnistes, etc.) comme sur la forme, décomplexée. La santé publique est menacée par des attaques frontales et la mise sous tutelle des agences fédérales (CDC, NIH, FDA), la réduction de Medicaid, l’arrêt de l’aide internationale au développement en matière de santé. Le populisme de façade ne doit pas masquer le fait que derrière cette politique, la conception de la santé se fonde sur l’idéologie libertarienne, promue par les techno-fascistes comme Musk et Thiel au pouvoir aux États-Unis, et dont le transhumanisme est la traduction en matière de santé.
Les humains « augmentés » et les autres
Le transhumanisme prône l’amélioration de l’humain grâce aux technologies, dans le but de le rendre plus fort, plus intelligent, plus heureux, de stopper le vieillissement et même d’infléchir l’évolution grâce à la convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et des sciences cognitives). L’humain augmenté deviendrait post-humain, comme le suggère le slogan du mouvement H+ (Humanity+), capable de résister à la mort, de s’hybrider avec la machine (cyborg), voire de se téléverser (uploading) dans l’espace numérique. Selon les transhumanistes, les progrès exponentiels de l’intelligence artificielle vont conduire à un moment de « singularité » au-delà duquel l’humanité sera profondément modifiée.
Le but ouvertement eugéniste est de créer de nouvelles castes entre les humains « augmentés » et les autres, promis à de basses besognes. Dans le droit fil de la vision transhumaniste des biotechnologies, qui veut améliorer la race humaine par le génie génétique. La dignité et la valeur de l’être humain importent peu, l’importance des relations sociales étant également niée ou négligée.
Toutefois, le mouvement transhumaniste est divers, tous les auteurs qui s’y réfèrent ne partagent pas des visions techno-fascistes de Musk et Thiel. Certains d’entre eux, en particulier l’association française transhumaniste Technoprog, veulent partager des visions plus humanistes des progrès techniques. Des discussions sont en cours sur la façon de rendre les avancées technologiques bénéfiques accessibles à tous, afin de ne pas creuser les inégalités existantes.
Des réalités complexes et menaçantes
Si les postulats extrêmes du transhumanisme de vaincre la mort et télécharger son esprit inspirent à la fois frayeur et ironie, il n’est pas forcément évident de penser une frontière, qu’elle soit anthropologique, médicale ou éthique, entre des pratiques socialement communes et acceptées et l’augmentation humaine vue par les transhumanistes. L’utilisation d’outils techniques est constitutive de l’humanité depuis la préhistoire et les smartphones peuvent être vus comme des prothèses cognitives amovibles. Nous sommes des « cyborg nés », comme le suggère Andy Clark1.
Les technologies du numérique et de la robotique permettent ou permettront de guérir des maladies (pompes à insuline implantables, neurostimulation, etc.). Elles représentent un espoir certain pour lutter contre le handicap : réparer les corps avec des prothèses sophistiquées2 et/ou compenser les incapacités, qu’elles soient sensorielles, motrices ou mentales. Mais elles sont ambivalentes et masquent des réalités complexes et menaçantes. Certaines de ces technologies comme les exosquelettes sont clairement « duelles », car la recherche dans ce domaine peut avoir des applications militaires directes qui intéressent la Direction générale de l’armement. De manière plus subtile, toutes les technologies qui permettent de « réparer l’homme » sont également susceptibles de « l’augmenter » et d’aller ainsi dans le sens du mouvement transhumaniste.
Par ailleurs, de nombreuses pratiques socialement acceptées s’écartent des soins médicaux car elles visent à modifier le corps dans le but de gagner en autonomie, en insertion sociale (procréation assistée, chirurgie esthétique…) ou en performance (dopage, psychostimulants…). Ces pratiques imposent une déontologie différente de la médecine car il ne s’agit plus de rapports médecin-patient mais d’une relation praticien-client3. En dehors du domaine de la santé, des body-artistes ou des adeptes de modifications corporelles à la recherche de nouvelles expériences ont pu expérimenter des implants pour acquérir un nouveau sens, par exemple un capteur magnétique pour « sentir » en permanence la direction du Nord4 ou un bras supplémentaire, comme l’a fait l’artiste Stelarc. On peut également se faire « pucer » pour avoir un identifiant sous la peau.
L’interface cerveau-machine, l’exemple type
L’interface cerveau-machine est l’exemple le plus criant de technologie investie par les transhumanistes. Ce domaine est issu de recherches sur la neurophysiologie des circuits corticaux chez l’animal menées depuis plusieurs dizaines d’années. De nombreux dispositifs ont été développés dans le but de redonner de l’autonomie aux personnes gravement handicapées. Les interfaces non invasives posées sur le cuir chevelu peuvent transmettre des commandes simples, mais au prix d’un effort cognitif important qui limite leur intérêt dans la vie quotidienne. Les interfaces implantées sous le scalp ou directement dans le cortex pourraient permettre des commandes plus intuitives et faciles, comme le montrent des réalisations chez le singe. Des premiers essais ont eu lieu chez l’homme aux États-Unis et en France (Clinatec).
La communication autour des interfaces cerveau-machine se base sur le postulat réducteur qu’elles « transmettent la pensée » ce qui pose déjà des questions éthiques (avis 122 du Comité consultatif national d’éthique). En 2016, Elon Musk a fondé Neuralink, une entreprise dont le but est de développer une interface implantable bidirectionnelle miniaturisée et sans fils. Des prototypes Neuralink (nommés « Telepathy ») ont déjà été implantés chez l’animal, suscitant des plaintes pour maltraitance animale. Deux patients tétraplégiques ont été implantés, avec l’autorisation de la Food and Drug Administration, et ont pu démontrer une certaine efficacité du dispositif en jouant aux échecs sur un ordinateur. Neuralink pose des problèmes éthiques immédiats car l’entreprise ne dépend que d’un individu et qu’il n’y a aucune transparence, ni sur la technologie ni sur les essais qui ont été effectués sans aucun accord éthique. Ils posent surtout des problèmes de fond à long terme. En effet, le projet d’Elon Musk ne vise pas seulement à aider les grands blessés mais à développer ce système pour le grand public « Telepathy, if successful, would enable control of your phone or computer, and through them almost any device, just by thinking » (« Si Telepathy réussit, cela permettra de contrôler votre téléphone ou votre ordinateur, et à travers eux presque n’importe quel appareil, simplement en pensant », Elon Musk sur X). L’idée revendiquée par Musk est de fusionner le cerveau avec l’intelligence artificielle de façon à ce que l’humanité ne soit pas débordée par les progrès de l’IA.
Le projet délirant de vaincre la mort ne doit pas masquer les dangers de l’idéologie transhumaniste portée par des individus qui ont acquis politiquement un pouvoir de nuisance inédit. Affronter cette idéologie demande une réflexion éthique partagée car les valeurs auxquelles nous tenons sont menacées à la fois par les dérapages potentiels de l’IA et par la diffusion d’idéologies nocives pour la cohésion et la solidarité sociale.
Agnès Roby-Brami
1) Natural-Born Cyborgs: Minds, Technologies, and the Future of Human Intelligence, Andy Clark (2004)
2) « Le mythe du cyborg : techno-enchantement, récits héroïques et promesses de réparation technologique du corps », Valentine Gourinat et Nathanël Jarrassé, ¿ Interrogations ? (n°36, 2023)
3) Naissance de l’anthropotechnie, Jérôme Goffette (2006)
4) North Sense, créé par Liviu Babitz