Le sourire de l’infirmière

Peinture, Éric Plateau

Par la fente, paupière gauche, je perçois les contours d’un visage.
C’est celui d’une infirmière. Souriant et lumineux. Ma première vision. Celle que je porte maintenant encore avec moi.
Ce sourire se plaît à me répéter « Je suis vivant ! »

« Vous avez fait un AVC », me dit-elle.

Et puis, beaucoup de temps est passé !

Aujourd’hui, me voilà devant vous, chères et chers sur-vivants, partageurs de possibles en ce morceau de chemin qu’on appelle « accident de la vie » ; réunis, pour inaugurer, ensemble, ce nouvel épisode de vie qui nous est offert.

Combien je suis heureux de vous connaître ! Tous disparates et difformes que vous êtes, j’ai appris à vous aimer dans ces états disgracieux qui nous ont mis en commun.
La maladie, l’accident, sont venus faire dérailler ce « quelque chose » dans ma conscience, qui pourtant s’estimait si légitime. Aujourd’hui, tout vacillant encore de cette fragilité nouvelle, je mesure la chance inestimable qui m’a été donnée, qui nous a été donnée.
Chacun d’entre nous garde encore en lui les traces sensibles, bien visibles aux yeux des autres, de toute la perte subie.
Pourtant, il m’est impossible de considérer cet événement sous l’angle de la perte. Loin de nous cantonner à cela, il nous révèle ! C’est un formidable moteur. De rencontre notamment. Envers soi-même d’abord. Ensuite, seulement ensuite, avec les autres.
C’est-à-dire vous !
Je sais que vous me comprenez si je vous dis qu’aujourd’hui, je donnerais tout ce que j’ai pu déjà connaître pour ne pas perdre ce nouvel appétit de vivre. Ce regard si tendre qui me révèle. Il me parle de l’immense douleur qui était cachée en moi, devenue à présent cette étincelle précieuse. Celle qui m’autorise dorénavant à me reconnaître en vous.
Tu n’as plus ta jambe, ta tête est déformée, ton bras s’effondre, ton corps s’amollit ou bien les raideurs se sont activées en toi et tu dois maintenant, centimètre par centimètre, regagner cette confiance qui te fera tenir debout.
Cette force immense qui nous rapproche, cette fragilité devenue puissance, nous incline à nous dévoiler à nu. À être nous-mêmes, sans fanfaronnade.
Toi Christiane, tu as 84 ans, je me reconnais en toi.
Toi, Pauline, tu en as 21, je suis aussi une parcelle de toi, ainsi que de chacun d’entre vous.
Dans votre silence muré ou bien dans vos yeux égarés, dans votre sourire resplendissant, je suis une parcelle de vous et vous en êtes une de moi.

Quand je franchis la porte du centre de rééducation, toutes mes cellules s’activent à nouveau dans ce lien partagé, dans ce regard que nous pouvons nous lancer les uns aux autres, en reconnaissance. Loin des façons usuelles dans la vie dite « normale », nous nous savons communs dès le premier instant. Bien que si différents.
Nous avons cette force-là en commun.
Comment ne pas dire merci à la vie de nous avoir menés là et de nous avoir laissés suffisamment vaillants pour pouvoir aujourd’hui signer ces mots et les faire partager.

Je… vous… aime…

Je vous sais là, vous me savez parmi vous et ceci nous sauve de toutes les vanités humaines. Nous avons traversé l’épreuve ultime. Et nous en sommes sortis. Fiers et tendres en nos capacités amoindries.
Quelles formidables possibilités ces opportunités viennent révéler dans nos cœurs, autrefois endurcis, à nouveau grand ouverts.

Hier, le tableau s’est assombri : j’ai appris que le couloir du centre de rééducation où j’ai passé les trois premiers mois vient de fermer.
À l’étage du dessus, une aile du bâtiment a subi le même sort. En tout, soixante-douze chambres ont clos leur porte. Soixante-douze lits ne sont plus quotidiennement recouverts de draps frais pour y accueillir soixante-douze corps meurtris.
Dans la tristesse qui me gagne, je mesure la chance inouïe que nous avons tous eue de faire notre AVC en des temps moins austères.
À la grande loterie de la santé, il ne fait pas bon tomber en juin 2023 !
Que serais-je devenu si j’avais été dans ce wagon-là ?
Pourtant, ni plus ni moins juste en moi-même, ni plus ou moins méritant aux yeux des autres : j’aurais tout simplement connu un sort plus funeste.
Je sais que la logique comptable prend le pas, dès qu’on la laisse gagner du terrain dans nos cœurs d’humains, sur celle, pourtant infaillible, qui dit qu’une vie n’a d’égale qu’elle-même.
Et pourtant, visiblement, silencieusement, dans notre dos, l’on fait du tri.

Par manque d’infirmières, on ferme des lits.
Pourtant, dans nos corps, dans nos cœurs, nous savons, nous, que rien n’égalera la présence et le précieux d’un être humain, que rien ne peut justifier ces sacrifices imposés comme prétendue solution.
Non ! Leur vision n’est pas la seule possible. Ne nous laissons pas gouverner par ces schémas comptables qui visent à nous faire capituler
Levons nos cannes et nos béquilles, poussons nos fauteuils de l’avant, défendons haut et fort l’humanité, celle du sourire de l’infirmière qui nous permet de crier : « Nous ne sommes pas encore morts ! »

Friedrich B.