François Bourdillon a un long parcours de santé publique. Un temps médecin en Afrique, responsable de la Mission sida au ministère de la Santé, membre de cabinet ministériel, puis responsable du service de santé publique de la Pitié-Salpêtrière. De 2014 à 2019, il a créé puis dirigé l’agence Santé publique France. Il est venu débattre à VIF sur « la santé publique, sous le populisme ambiant » et, plus généralement, de la situation française qui veut que notre système de santé n’a d’yeux que pour le curatif, et délaisse le préventif.
Extraits de nos échanges.
Retard ou pas ?
Oui, en santé publique, la France est en retard, et cela ne date pas d’hier. D’abord, côté structures ; il a fallu attendre 2014 pour la création de l’Agence nationale de santé publique. La construction du système d’agences de sécurité sanitaire en France s’est faite à la suite de multiples crises sanitaires, au risque de l’empilement. Ainsi, Santé publique France est née de la fusion de quatre structures. Ensuite, du côté thématique il faut faire le constat du faible poids de la prévention dans le système de santé de notre pays. Elle ne représente que 6% des dépenses de santé. Il y a un vrai décalage de moyens. C’est en tout cas beaucoup moins que dans d’autres pays, comme l’Angleterre ou les USA. Pour autant, on ne partait pas de rien. On ne peut pas nier qu’il y a une tradition de santé publique en France, avec Louis Pasteur, mais aussi avec Louis René Villermé qui apportera tant sur l’importance des déterminants sociaux et du travail.
La multiplication des agences a abouti à une construction en millefeuille
Quel est le panorama aujourd’hui ?
Au-delà de la gestion du système de santé, nous avons une politique de santé publique qui s’est construite sur le soin et la sécurité sanitaire. Le pilotage du système de santé est assuré par le ministère, ses agences sanitaires nationales (Santé publique France pour les populations, l’Agence du médicament pour les produits de santé, et l’Agence nationale de sécurité sanitaire pour les aspects relatifs à l’environnement et au travail) et les agences régionales de santé (ARS). Mais il existe un autre acteur important : l’Assurance maladie. La multiplication des agences sanitaires nationales a abouti à une construction en millefeuille. Les recouvrements de missions entre agences et ministère ainsi qu’avec l’Assurance maladie sont réels. Nous avons encore trop souvent l’impression que dans notre pays il y a deux pilotes dans l’avion : le ministère de la Santé et le ministère bis qu’est l’Assurance maladie. On n’a jamais résolu pleinement cette dichotomie. Enfin, le pilotage reste très vertical : le ministère décide, les agences assurent l’expertise, et les ARS déclinent.
Au niveau régional, c’est surtout la gestion qui est assurée ; les activités de santé publique sont loin d’être majoritaires. Si bien que les forces vives de la santé publique sont assez faibles ; loin de ce que l’on peut observer aux USA ou en Angleterre.
Le populisme ne fait pas bon ménage avec la santé publique
Le temps du populisme
Nous vivons dans une période de populisme, où l’on instrumentalise l’opinion des gens pour le pouvoir, où l’on promeut les intérêts individuels alors même que la politique devrait s’intéresser à la vie en société, à la population composée d’individus qui doivent vivre ensemble selon des règles préétablies.
L’élection de Donald Trump est la marque même de ce populisme. Toutefois, l’Europe est loin d’être épargnée, à l’image de ce qui se passe en Hongrie ou en Italie.
Ce populisme ne fait pas bon ménage avec la santé publique car celle-ci s’intéresse aux populations qui composent un territoire dans un souci de protection, de préservation, de promotion de la santé. La santé publique est fondée sur des valeurs : outre l’intérêt général, elle est particulièrement attachée à l’équité.
Prenons quelques exemples :
– Les polémiques autour de l’Aide médicale d’État sont du pur populisme. Tous les professionnels de santé savent son importance et aucun ne demande sa suppression.
– Le Nutri-Score est un magnifique outil de santé publique, plébiscité. Sa simplicité et sa compréhension sont saluées par les consommateurs et son efficacité par les experts. Or aujourd’hui il est remis en cause au nom des traditions alimentaires et sous la pression des lobbies et de quelques pays, comme l’Italie et la Hongrie. Qu’une ministre française de la Santé vote contre des amendements visant à le rendre obligatoire est inquiétant.
– Pour le tabac, la politique mise en place depuis 2014 se révèle efficace, notamment chez les jeunes. Les buralistes s’opposent à l’augmentation du prix du tabac et bénéficient chaque année d’une prime à la reconversion de 180 millions d’euros. Et au mépris de la santé de la population et d’un plan quinquennal de lutte contre le tabac acté en 2023, la hausse de la fiscalité du tabac n’est pas retenue alors que c’est la mesure qui s’est montrée la plus efficace pour réduire la consommation de tabac, tout en contribuant aux recettes publiques.
– Pour l’alcool, deuxième déterminant de santé, aucune politique ne se met en place et nos politiques s’opposent à toute régulation de sa consommation et à toute campagne de santé publique. Le Dry January porté par les associations n’est pas soutenu par les pouvoirs publics.
– Pour la vaccination, les couvertures vaccinales sont loin d’être optimales sous la pression des vaccino-sceptiques. Le futur ministre de la Santé américain est lui-même un vaccino-sceptique.
Le silence des pouvoirs publics
« On pointe souvent le manque de moyens, vous évoquez le chiffre bien faible de 600 salariés à Santé publique France. C’est exact, mais il faudrait rajouter toutes celles et ceux qui travaillent sur ces questions dans les agences régionales de santé, au ministère, à l’Assurance maladie, et au final, cela fait beaucoup de monde (8 600 personnes sont par exemple recensées dans les ARS).
À mes yeux, l’une des faiblesses de la santé publique française, c’est qu’elle reste bloquée, très égocentrique, vivant en circuit fermé autour d’une petite dizaine d’équipes universitaires qui s’autoévaluent entre elles, à la différence des Anglo-Saxons qui ouvrent en permanence la santé publique à d’autres disciplines.
Ensuite, le populisme. On critique Trump, mais allons un peu plus loin. Les démocrates n’ont pas vu le danger, le fait que les canaux modernes de communication et d’influence leur échappaient. C’est une leçon pour nous tous. Pendant le Covid, où était la parole publique en France ? Au niveau officiel, il y avait un silence assourdissant, on a laissé tout dire sur les réseaux colonisés par la pensée anti-vaccinale. Aujourd’hui, ce sont des campagnes pour la non-vaccination qui sont organisées, et nous restons dehors. Les pouvoirs publics sont absents, où est par exemple le Directeur général de la santé, que dit-il ? » (Bernard Bégaud, pharmacologue)
François Bourdillon : C’est exact. Une caractéristique de notre pays est de fixer son attention sur les moyens et non pas sur les besoins. C’est notre faiblesse. Or, la santé publique est un métier. Les politiques ont tendance à croire que ce n’est que du bon sens, et que tout le monde, ainsi, peut en faire. Ce n’est pas le cas.
Quand on a construit la politique d’obligation vaccinale avec Agnès Buzyn, une stratégie, une politique, un suivi, sont définis pour mettre en place cette obligation, et au final, la mise en application de la loi s’est bien passée. La Covid est un contre-exemple : le politique a tout centralisé, pourquoi pas ? Le problème est que les agences n’ont pas réussi à faire valoir leur expertise ni leur savoir-faire en communication. Le politique a pris le pas sur la santé publique. Et il y aurait beaucoup à dire sur la gestion de l’épidémie de Covid.
S’il n’y a pas de cap, tout dysfonctionne
« Est-ce que la santé publique est suffisamment indépendante en France pour faire ce qu’elle veut ? » (Jean-François Corty, président de Médecins du monde)
François Bourdillon : Avec Santé publique France, on a voulu construire une agence avec la volonté d’une véritable indépendance scientifique. Près de huit ans plus tard, on note que le politique souhaite toujours contrôler ce qui peut demain devenir un sujet politique et que l’indépendance scientifique n’est pas complétement acquise.
Cependant, des jalons ont été posés afin de préserver cette expertise. Ainsi, si le politique est informé de rapports d’expertise 15 jours avant l’annonce de leur sortie, l’échelon ne peut plus influer sur leur contenu, au mieux demander un report de publication avec un délai raisonnable.
Mais il faut tout de même savoir que la préservation de cette indépendance est une bataille au quotidien, et il faut des personnalités fortes à la tête des agences, capables de donner des impulsions et de résister. La décision de mener des études environnementales a besoin de l’accord ministériel. Ainsi pour lancer une étude sur l’impact des pesticides sur la viticulture, il aura fallu dix ans d’effort pour y arriver.
Mais ne nous trompons pas, en santé publique, le politique est indispensable. Le problème de la santé publique est souvent le manque de soutien politique et d’inscription dans la durée. La période actuelle est peu propice aux changements en l’absence de stratégie nationale de santé et avec le renouvellement des ministres de la Santé (6 ministres ces deux dernières années). À défaut de politique construite, on avance par effets d’annonces rarement suivies d’effets.
Mon expérience est claire : s’il n’y a pas de cap, tout dysfonctionne au niveau national comme au niveau régional. Une politique, je le redis, cela se construit. À partir du moment où il y a une politique claire, les choses peuvent se mettre en place.
« Il faut avoir le courage de dire que cela ne marche pas, plutôt que d’injurier les acteurs. » (Bernard Bégaud, pharmacologue)
« Le calendrier des politiques n’est pas celui de la sante publique. » (François Aubart, chirurgien)
« Cela me fait penser à l’Éducation nationale. Plus on laisse la paix aux acteurs, mieux ils se portent. On devrait protéger les acteurs de santé publique des politiques. Comme cela se joue sur du temps très long, plus long que les échéances politiques, le mieux serait de les laisser tranquilles. » (Jean-François Laé, sociologue)
« Et les associations ? Elles ont eu un rôle important, d’alerte notamment, mais, en vieillissant, elles deviennent comme des organes d’État… » (Francis Carrier, militant)
François Bourdillon : La bonne hiérarchie temporelle, c’est, suite à une élection présidentielle, l’annonce d’une stratégie nationale de santé votée pour cinq ans, suivie des directives nationales puis des directives régionales concrétisées sous forme de programmes régionaux de santé. En santé publique, nous devons refaire de la programmation. Le politique donne le cap, impulse et lève les obstacles ; l’expertise scientifique étaye les priorités ; les agences régionales de santé mettent en œuvre.