Le professeur Bruno Falissard a 60 ans. Un visage d’enfant. Et un parcours atypique dans le monde de la psychiatrie et de la recherche. Polytechnicien, il fait ensuite sa médecine, devient psychiatre dans un service à tendance plutôt biologique, puis épidémiologiste. Nommé professeur de santé publique, il dirige aujourd’hui une des équipes de recherche les plus importantes en France, à la Maison de Solenn*, au sein de l’hôpital Cochin, à Paris. Enseignant en biostatistique, c’est un spécialiste reconnu de l’évaluation des médicaments, longtemps membre de la commission d’évaluation du médicament de la Haute autorité de santé (Commission de la transparence). Il a longuement travaillé sur les médecines dites « douces » ou « parallèles », pour tenter de les évaluer. Ces derniers mois, durant les vagues successives du Covid, il a essayé de tempérer le cynisme ambiant. « Le discours dramatisant à outrance de certains m’a choqué. Au lieu de clamer que ça va être dur, de rajouter de l’anxiété à l’anxiété, nous, professionnels spécialisés dans le soin de la souffrance psychique, devrions être soutenants, réaffirmer que l’on va s’en sortir, dire que ce que nous faisons, c’est bien… Or, on a insisté sur les choses négatives qui, en plus, étaient souvent fausses. Je rappelle que lors du premier confinement, la réaction immédiate a été de dire que cela allait être la catastrophe, qu’il allait y avoir des suicides. Or, nous commençons à avoir des données en France et à l’étranger qui vont en sens inverse : le taux de suicides aurait plutôt eu tendance à diminuer. »
Avec l’âge, il a acquis une sorte de sagesse dans un monde de la santé mentale qui, pourtant, adore s’exclure, s’injurier, bref, avoir toujours raison.
Lui reste réservé, et c’est pour cela que l’on a voulu discuter avec lui de façon un peu désordonnée sur les médicaments, la folie, les inégalités de santé. Comme une promenade pour essayer d’y voir un peu plus clair…
Les inégalités de santé sont-elles encore plus fortes dans la psychiatrie ?
C’est complexe. Si on parle de médicaments, ils ne sont globalement pas chers et facilement accessibles. Pour autant, il y a d’évidents problèmes d’accès aux soins. Aujourd’hui, dès qu’il y a un problème de santé dans le champ de la psychiatrie, le réflexe est de prescrire. Le médicament est là, accessible à tous, c’est démocratique, le patient ne paye pas, le médecin généraliste prescrit et cela ne coûte apparemment rien. En avant donc…
En même temps, il est vrai que les gens les mieux informés savent qu’il y a d’autres prises en charge que les pilules pour faire face aux troubles psychiques. C’est là où les inégalités sont les plus sensibles, autour d’une offre de soins insuffisante, et dont la mauvaise organisation ne facilite pas les choses.
C’est-à-dire ?
Je prends un exemple. En consultation aujourd’hui, une adolescente vient me voir avec des idées suicidaires. Il faut que je lui trouve une psychothérapeute bien formée, mais cette dépense ne sera pas remboursée. Alors qu’elle peut venir à ma consultation avec ses parents en taxi, et cela sera remboursé 80 euros.
Voilà. Il y a de l’argent, on paye des taxis, on finance des auxiliaires de vie scolaire (AVS), mais on ne va pas payer des séances de psy. Vous me direz que cela change. Oui, un peu. Il y a des expérimentations, mais par exemple, ma jeune patiente n’y a pas droit, car l’expérimentation de prise en charge de séances de psychologue ne concerne que des troubles légers, à l’exception par exemple des troubles suicidaires.
Les séances ne sont pas remboursées quand cela relève de troubles plus lourds ?
Eh non. Quand on veut prendre rendez-vous dans un centre médico-psychologique (CMP), il y a en plus un an d’attente. C’est une aberration administrative, mais n’est-ce que cela ? Je crains que ce soit aussi un regard particulier sur la psychiatrie, un regard qui reste dévalorisant. L’administration nous dit que ces remboursements de séances pour des troubles légers vont désengorger les CMP pour les cas plus lourds, mais peut-on le croire ? Les CMP sont déjà tellement saturés.
Le regard reste toujours dévalorisé ?
Oui. Il y a une peur de la psychiatrie qui est, elle, sociétale. La psychiatrie inquiète. On ne sait pas ce que c’est. Au moins, avec les neurosciences, c’est clair. En France, il y a en outre beaucoup de psychanalystes qui intriguent, on ne sait pas trop ce qu’ils font… C’est vrai que les psys peuvent être compliqués, et ils prennent en charge des troubles qui ne sont pas très rentables… Alors que la petite souffrance psychique, cela se voit, on peut faire des campagnes publiques. Pour les petits troubles, la réponse en France n’est d’ailleurs pas trop mauvaise. On va prescrire. Certes, ce n’est pas toujours bien de médicamenter des gens qui sont juste en tension dans leur vie, mais que veut notre société ?
Et si on revenait aux inégalités sociales…
C’est un critère difficile. En pédopsychiatrie, il y a l’exemple de la Ritaline®, trop facilement prescrite chez les enfants agités aux USA. Certaines études montrent que les enfants des milieux les plus favorisés en reçoivent moins. En France ? Il est difficile de le dire, car l’offre de soins en pédopsychiatrie est très faible. Les milieux aisés tentent de s’y adapter, mais les inégalités sociales ou culturelles se croisent ou se superposent. Le rapport au médicament n’est pas déterminé que socialement.
Où se situent les différences, si l’on reste sur la prise en charge des difficultés d’un enfant ?
Dans la capacité de se poser la question : qu’est-ce qui est bien pour lui ? Peut-on, par exemple, le changer d’école ? Est-ce éthique de donner un stimulant à un enfant qui bouge beaucoup ? Ces interrogations sont un peu plus fréquentes dans les classes privilégiées. Mais je le redis, le critère de la classe sociale joue à la marge, et il joue de façon compliquée. L’offre des soins est tellement basse que les classes aisées vont tenter s’adapter, en ayant recours au secteur 2. Ce qui est beaucoup plus difficile dans les familles modestes. En plus, d’autres éléments jouent : quand tout se passe dans vingt mètres carrés, tout est plus dur, plus difficile à supporter. Dans les familles riches, on peut mettre son enfant en internat, il y a de l’argent, d’autres réponses sont possibles.
Mais je reste frappé par la finesse d’analyse des parents, quels qu’ils soient et quelles que soient leurs origines. Et puis on le voit tous, les parents pervers se retrouvent dans tous les milieux, et ce sont eux qui produisent des dégâts. Mais globalement, c’est le déficit de l’offre de soins qui provoque, par ricochet, le plus d’inégalités : s’il y a un problème, comme le système de soins n’est pas à la hauteur pour y répondre, les gens riches vont trouver une solution, ne serait-ce que le soutien scolaire.
Et chez les adultes ?
C’est différent. L’adulte est seul, souvent seul. La maladie mentale isole. Riche ou pauvre, il se retrouve seul. La grande inégalité reste néanmoins dans la capacité à se débrouiller dans un système de soins insuffisant.
Qu’en est-il de l’intérêt de l’industrie pour les maladies mentales ?
Aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique ne s’y intéresse pas. Sauf si elle flaire un bon coup, parce qu’il y a une rupture technologique qui ouvrirait de nouvelles possibilités. Mais actuellement, il n’y en a pas.
Même les neurosciences, qui sont très à la mode ?
Il y a certes beaucoup de recherches en neurosciences, mais objectivement, elles ne débouchent encore sur rien. Peut-être dans dix ou trente ans… Mais aujourd’hui, on ne sait toujours pas pourquoi un médicament antidépresseur marche. Plus les neurosciences avancent, plus les questions grandissent.
Et sur les antipsychotiques ?
Il n’y a pas eu de gros changement. Les firmes ont cherché à montrer que les antipsychotiques pouvaient aussi être un traitement de la dépression, et comme ils sont beaucoup plus chers, cela leur ouvrait des perspectives.
Quant à la recherche, la mode est autour de l’autisme. C’est dans l’air du temps, l’autisme est devenu un thème important alors qu’avant, c’était tabou. Il y a des pistes neurobiologiques, avec des produits à un stade avancé de leur développement clinique (essais de phase 3).
Mais il reste que le niveau d’exigence demandé par les autorités sanitaires pour les médicaments en santé mentale est particulièrement élevé, supérieur aux autres domaines thérapeutiques.
On aurait pu croire l’inverse.
D’abord, parce que c’est difficile à évaluer. Il n’y a pas de marqueurs biologiques pour dire qu’ici, cela marche, là, non. Ensuite, parce que c’est de la psychiatrie. Il reste cette idée commune que l’on n’y croit pas trop. Aujourd’hui encore, on se demande si les antidépresseurs ne sont pas qu’un placebo. Or cela ne l’est pas, les patients se sentent différemment, mais est-ce dans le bon sens ? On n’en sait rien… En psychiatrie, l’échelle d’évaluation n’est pas simple : les patients vont-ils vraiment mieux ? Donc les autorités hésitent à rembourser, beaucoup plus que devant des anticancéreux qui sont remboursés sans beaucoup de contrôle…
Les associations de malades peuvent-elles jouer un rôle ?
Cela bouge un peu, mais pour les firmes, l’avis des patients n’est pas la priorité, car cela ne joue pas pour avoir l’autorisation de mise sur le marché. Quant à l’auto-évaluation, elle est délicate. En psychiatrie, la maladie modifie la perception, du coup, les auto-évaluations sont difficiles à interpréter.
Au final, les maladies psychiatriques restent des maladies de l’âme. L’âme est immatérielle, donc les médicaments ne soignent rien. Le médicament est toujours une forme de miroir que l’on a de la maladie. Le médicament anticancéreux a un statut, car le cancer en a un.
L’invasion actuelle de la notion de santé mentale est-elle finalement une bonne nouvelle ?
Non, cela fait plutôt du mal. En pédopsychiatrie, il faut que les enfants aillent bien, qu’ils soient heureux… Tant mieux, mais qu’est-ce que la santé mentale ? On investit dans la santé mentale, mais pas dans les troubles psychiques lourds qui relèvent de la psychiatrie. Celle-ci se dissout, ainsi, dans la santé mentale. Les psychiatres se sentent stigmatisés, délaissés. On va donner de l’argent aux neurologues ou aux travailleurs sociaux, mais pas à la psychiatrie.
Finalement, la plus grande inégalité en psychiatrie reste dans la prise en charge…
Oui. Dans le parcours de soins, plus exactement. Depuis vingt ans, cela ne bouge pas… Il ne se passe rien. Tout le monde est responsable de cet immobilisme. Pour se repérer dans un parcours de soins, il faut avoir des outils, culturels ou financiers, et ce ne sont pas ceux qui sont les mieux partagés.
Recueilli par François Meyer et Éric Favereau
* La Maison de Solenn est un bâtiment de l’hôpital Cochin à Paris, dédié à la prise en charge des adolescents de 11 à 18 ans atteints de troubles du comportement alimentaire ou d’autres troubles psychiatriques. Inaugurée en 2004, elle a été appelée la Maison de Solenn en souvenir de Solenn Poivre d’Arvor, fille de Patrick Poivre d’Arvor. Les missions de cette structure pluridisciplinaire sont d’offrir un lieu d’accueil, d’information, de prévention, de prise en charge et de recherche sur les pathologies rencontrées à l’adolescence et plus spécifiquement l’anorexie, la dépression, l’obésité. Responsable de l’unité spécialisée dans les troubles alimentaires de l’adolescent de 2005 à 2014, Bruno Falissard y dirige depuis l’unité Santé mentale et santé publique.