
Militant de la santé communautaire depuis vingt-cinq ans, passé par Techno+, l’Association française pour la réduction des risques liés à l’usage de drogues (AFR) et Asud, actuellement coordinateur du réseau e-RdR qui regroupe différentes communautés en ligne d’amateurs de drogues, Fabrice Perez explique comment, après s’être rapprochées autour d’objectifs communs, la désunion entre santé publique et santé communautaire augmente au fil du temps. Un bilan a été présenté lors du séminaire 2024 du réseau Harene (Harm Reduction Research Network).
L’histoire de la réduction des risques (RdR) peut être vue par le prisme des communautés de consommateurs qui ont tenté de trouver des réponses de santé liées à leur usage de drogues, dessinant ainsi les contours d’une santé communautaire émancipatrice s’opposant à une santé publique prohibitionniste :
– 1980-1990 : la génération des injecteurs (opiacés principalement), par le levier de l’épidémie de VIH/sida, fait bouger les mentalités en obtenant la délivrance de matériel de consommation, la généralisation des traitements de substitution et la création d’un tissu associatif transformé en 2004 en stratégie de santé publique ancré dans la loi avec des établissements médico-sociaux dédiés, les centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud). Autosupport aux usagers de drogues (Asud) est un premier exemple d’association communautaire
– 1990-2000 : la génération techno saisit la brèche ouverte par ses prédécesseurs pour appliquer le concept de la RdR à d’autres substances (MDMA, LSD, speed…) et pratiques (festif, gober, sniff…) dans un milieu peu touché par le VIH/sida. Elle développe de nouveaux outils (Roule-ta-Paille, chill out…) et services (assistance des personnes, analyse de produits…) au moment des consommations lors des évènements festifs. Cette approche non liée au risque infectieux de la RdR (en synergie l’arrivée de l’addictologie comme caution scientifique) et certains outils comme l’analyse de produits ne seront reconnus légalement qu’avec la loi de santé publique de janvier 2016. Ces nouvelles modalités d’intervention sont reconnues mais moins financées et pas généralisées sur le territoire. Techno+ est un exemple de ces associations communautaires.
– 2000-2010 : la génération psychonaute reprend les avancées précédentes en les transposant dans l’espace numérique pour créer des espaces sans précédent d’entraide entre consommateurs et d’échanges de connaissances pour réduire les risques liés à la consommation de drogues. Les forums, groupes, chaînes, applis, serveurs se multiplient. Elle développe une RdR plus en lien avec les espaces de vente qui eux aussi se dématérialisent, et devient surtout la principale source de production d’information sur les nouveaux produits de synthèse qui, contrairement aux substances des générations précédentes, n’ont pas bénéficié de décennies de recherches scientifiques pour en connaître les caractéristiques. Malgré son apport à la santé publique, les modalités d’intervention développées par cette génération ne sont toujours pas reconnues. La grande majorité sont des projets purement bénévoles et seules quelques actions sont financées/expérimentées. Not for Human est un exemple de ces dernières associations communautaires.
Les objectifs divergent
Si l’association de santé communautaire Aides, créée en 1984, est sans nul doute la matrice des générations précitées, on peut se demander quelles sont les nouvelles générations d’aujourd’hui et surtout pourquoi les actions de santé communautaires influencent de moins en moins la santé publique. Les usagers de drogues militants appartiennent désormais à diverses communautés (Queer, darknet, chemsex, renouveau psychédélique, pair-aidance…) dont l’influence se délite.
La raison en est que, de 1985 à 1995, un puissant attracteur, l’épidémie de VIH/sida, a fait se rencontrer deux histoires qui évoluaient en parallèle : la santé publique prohibitionniste qui prône abstinence et sevrage d’un côté, et de l’autre, la santé communautaire des consommateurs qui proposent des stratégies underground de RdR.
Dans le sillage du VIH, un nouvel attracteur a ensuite permis de continuer dans cet élan-là : l’addictologie qui, par le biais de la science, portait en elle l’espoir pour les communautés d’usagers qu’on allait enfin faire table rase des différences légales entre les produits, qu’on allait vraiment se baser sur les connaissances pour aboutir à une santé publique émancipatrice de l’usage, avec le fameux « consommer avec modération ».
Mais à la place de ça, au tournant des années 2000, l’addictologie est devenue un outil de santé publique hygiéniste qui vise plutôt à empêcher les usages des différents produits d’une façon générale, alcool et tabac compris.
Au lieu de niveler vers l’émancipation, on nivelle donc vers l’interdiction des comportements, ce qui n’est pas du tout l’objectif de la santé communautaire des usagers de drogues. Et mécaniquement, faute d’attracteur, la désunion entre la santé publique et la santé communautaire des consommateurs de drogues, grande pourvoyeuse d’innovation en RdR, augmente au fil du temps. Les politiques publiques ne tiennent plus compte des réponses de santé proposées par les consommateurs et les nouvelles communautés de drogués, ne s’imaginent pouvoir peser sur la santé publique.
De nouveaux attracteurs ?
Mais il pourrait y avoir à terme d’autres attracteurs, comme la légalisation qui pourrait à nouveau faire se rencontrer la santé publique et la santé communautaire. Parce qu’il faudra se poser des questions sur les manières de consommer, la qualité des produits, etc., ce qui créera une nouvelle synergie. Mais on est très très loin.
Pour finir sur une note optimiste et scientifique, un autre attracteur parmi les différentes communautés citées plus haut : le renouveau psychédélique. Les promoteurs du renouveau psychédélique se basent vraiment sur la science, essayent de redorer le blason de ces substances et, avec elles, l’image et le stigma qui peut peser sur les consommateurs de psychédéliques, puisque finalement, ces produits ne seraient pas si nocifs et dangereux qu’on le dit habituellement voire auraient des intérêts thérapeutiques et sociaux. Des sujets sur lesquels le chemin de la santé publique pourrait à nouveau croiser celui de la santé communautaire.
Fabrice Perez