Le Comité d’éthique a 40 ans… Et s’il se réveillait ?

Avoir 40 ans… Quel drôle d’âge et quelle drôle d’idée d’en fêter l’événement ! Bon, c’est ainsi, et l’actuel président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), le professeur Jean-François Delfraissy, pour justifier ce gâteau d’anniversaire, s’est mis à l’ombre de la phrase de Léonard de Vinci : « Passé 40 ans, un homme est responsable de son visage. »1 Alors, quel visage a le Comité d’éthique après avoir rendu près de 150 avis depuis sa création en 1983 sur un souhait de François Mitterrand, alors président de la République2 ?

Ambiguïté originelle
Pour avoir suivi son histoire, voilà quelques traits du visage de ce CCNE, décrits de façon volontairement impertinente et injuste. D’abord, faut-il rappeler que le CCNE est apparu à cause ou grâce à Amandine, la première bébé-éprouvette née en France en 1982 ? Bizarrement donc, c’est à partir d’une question de société focalisée et limitée à l’utilisation d’une nouvelle technique médicale qu’est né ce comité des sages. D’où son ambiguïté originelle, donnant à la science une place englobante, voire imposante, qui n’était pas obligatoirement la sienne. Les questions de société, pour le dire vite, ne relevant pas uniquement de repères scientifiques.

Ensuite ? Notons que le CCNE n’est pas connu pour son humour. Il a quelques excuses : c’est sérieux, en effet, l’éthique, c’est pour les adultes, on ne plaisante pas avec les valeurs. Selon l’expression consacrée, devant chaque interrogation éthique, on vous répond avec gravité « c’est bien plus compliqué que cela », ou « soyons modestes », ou mieux encore « soyons humbles ». Une façon comme une autre de déjouer pièges et malentendus. Et surtout de ne pas prendre position : « avoir ainsi les mains propres mais ne pas avoir de mains », pour reprendre l’expression de Paul Claudel. Une nouvelle personnalité a ainsi émergé: le sage éthique, à la personnalité mesurée, évoluant dans un monde de clichés. L’éthique, « n’’est-ce pas un chemin », « une interrogation » ? Et bien sûr, « l’éthique ce n’est pas dire le bien ou le mal », mais « cheminer ». Des expressions entendues, répétées à satiété. Comme pour se placer ailleurs, à l’abri de l’air du temps.

Prudent à l’excès
Ensuite, le CCNE a souvent pris son temps. Ne jamais se presser, fuir la grossièreté de l’actualité, surtout ne pas répondre aux exigences du moment, telle a été sa stratégie. Et la plupart des présidents du CCNE ont fait leur ces maximes. Est-ce pour cela que sur les questions les plus actuelles – comme sur la PMA ou la fin de vie –, le CCNE a loupé le train ? Il a toujours dit non, prudent à l’excès, vieux sage embourbé dans la prudence du passé, pour ensuite, quand l’air du temps l’a voulu, s’y adosser. Et donc le CCNE, après tout le monde, a donné son aval à l’ouverture de la PMA aux femmes, et plus récemment, sous certaines conditions, à l’aide médicale à mourir. Soyons honnêtes, il y avait eu l’exception d’euthanasie préconisée en 2001, portée par le président de l’époque, le professeur Didier Sicard. Initiative originale, mais aussitôt balayée par les spécialistes du droit qui la considéraient comme une ineptie juridique, alors que… De même sur les questions des inégalités de santé, voire de la prise en charge de la vieillesse, le CCNE a réagi, mais bien tardivement, préférant se focaliser sur les questions de tests génétiques, de techniques de reproduction, de congélation, certes intéressantes mais aux conséquences limitées. Plus déroutant est ce qui s’est passé avec le Covid et l’incapacité du CCNE à sonner l’alarme. Lorsque les autorités médicales, administratives, et politiques, se sont empressées de fermer à double tour les hôpitaux et les Ehpad, le CCNE a laissé faire. Et ce n’est que plus tard, trop tard, qu’il a réagi. Comment expliquer ce manque, si ce n’est par sa difficulté à être la parole des sans-voix ?

Une femme pour succéder aux « grands médecins » ?
Ensuite encore, le CCNE, ce sont des hommes, même si la règle de la parité s’est imposée depuis peu. Il n’empêche, le CCNE a toujours eu à sa tête un président médecin (ou chercheur). Et toujours, ce fut ou c’est « un grand médecin ». De Jean Bernard à Jean-François Delfraissy. Ce ne sont pas toujours les plus bêtes, mais on connaît leurs limites : l’entre-soi. Le professeur Jean Bernard avait une pensée d’une incroyable clarté : « Ce qui n’est pas scientifique n’est pas éthique », disait-il. Il était le représentant parfait du grand mandarin des années 1980. Le remplace le professeur Jean-Pierre Changeux, chercheur renommé en neurologie, symptôme des neurosciences triomphantes, péremptoire et sûr de lui-même. Puis le professeur Grimfeld, pneumologue, sûrement choisi pour son volet santé publique, thème qui commençait à effleurer, mais celui-ci n’a pas su occuper la place. Lui succède le professeur Didier Sicard, un magnifique humaniste, miroir de ces années sida où la médecine s’interroge sincèrement. Il est remplacé par le très médiatique professeur Jean-Claude Ameisen, qui a pris cette présidence avec un brin de légèreté, estimant que sa belle voix radiophonique allait suffire. Et donc, depuis six ans, le professeur Jean-François Delfraissy, personnage solide et charmant, sûrement un peu trop diplomate. Une femme va-t-elle le remplacer car son mandat se termine ce mois-ci ?
En attendant, comme pour se rassurer, le CCNE insiste pour dire que les temps ont bien changé, qu’il y a maintenant six représentants d’usagers ou équivalents dans sa composition. Mais la question de la représentativité se pose-t-elle de la même façon qu’il y a quarante ans ?

« À quoi sert-on ? »
Reste qu’indéniablement, le CCNE mérite aussi le respect. Le débat est là, il circule. Ce sont des gens de bonne volonté, ils prennent leur rôle au sérieux. Voire un peu trop. Lors du colloque sur les 40 ans, le 10 mars dernier, Jean-François Delfraissy, comme d’autres membres du CCNE, a pointé la question de son indépendance, exprimant une inquiétude face au poids démesuré de l’opinion publique aujourd’hui à l’heure des réseaux sociaux, poids qui imposerait ses thèmes et ses choix. « Des questions viennent de la société. Est-ce notre fonction d’y répondre ? On ne construit pas une réflexion éthique sur les sondages mais ne pas tenir compte de l’état de l’opinion, ne serait-ce pas aller vers un CCNE hors sol, et n’être qu’un club d’intellectuels du VIIe arrondissement ? », s’est-il interrogé. Avant d’évoquer d’autres défis, comme inscrire la santé humaine dans le monde du vivant (le fameux One Health), sans oublier les enjeux incertains autour de l’intelligence artificielle. Pour conclure : « Que veut dire l’indépendance du CCNE ? Indépendance vis-à-vis du président, certes, mais aussi de la société ? Et cette question : à quoi sert-on ? Avec cet équilibre que l’on doit rechercher, entre rappel des valeurs fondamentales et évolution de la science et de la société. »

À l’occasion de ce colloque, des intervenants ont apporté leur petit grain de sable. D’abord, Alfred Spira, professeur de santé publique,sur les inégalités de santé : « On a tendance à vouloir faire tout porter sur la responsabilité individuelle. Or, si je prends l’exemple des 10 à 15 ans de différence d’espérance de vie entre classes modestes et classes aisées, que voit-on ? On en connaît les causes, on sait comment faire et sur quoi agir. Mais cela renvoie à des politiques publiques, et donc à des responsabilités collectives. » Puis les propos d’Étienne Caniard, ancien président de la Mutualité française, qui a rappelé la maladie française, à savoir le décalage entre l’affirmation solennelle des droits et l’accès à ces mêmes droits. Propos renforcés par la Défenseure des droits, Claire Hedon : « Ce n’est pas le non-recours aux droits qui est problématique, ce sont les contraintes volontairement mises en place pour ne pas y avoir accès. » Ce qu’a concédé Jean-François Delfraissy quand il a dit : « Mais pourquoi notre réponse sociale marche-t-elle, parfois, aussi mal ? » 

On peut objecter que la politique sociale de notre pays n’est pas de la responsabilité du CCNE. Et c’est vrai… Mais là comme ailleurs, on aimerait parfois entendre une voix différente, une petite musique qui secoue nos indifférences. S’interroger, certes, mais se réveiller aussi.

Éric Favereau

1) Quarante ans de bioéthique en France, aux éditions Odile Jacob


2) Nous reviendrons dans VIF sur la légitimité et le rôle ces institutions autour de la santé, comme la Haute autorité de santé, etc.