Le choix de Ghislaine : « La vie me pèse, m’ennuie, je passe trop de temps à regarder le temps qui passe »

Alors que le projet de loi sur la fin de vie est débattu à l’Assemblée nationale depuis le 27 mai, des associations militent pour « l’interruption volontaire de vieillesse ». Si le sujet du suicide des seniors reste tabou, il concernerait de plus en plus de personnes selon le ministère de la Santé. En 2021, plus de 25% des décès par suicide touchaient les plus de 65 ans. Ghislaine* a fait ce choix.

Elle avait 85 ans. Pas de maladie, pas de pronostic vital engagé. Mais une lassitude profonde et un sentiment de solitude inconsolable. Ghislaine a choisi sa mort : un flacon de barbiturique accompagné d’un verre de Grand Marnier, avalés avant de s’endormir paisiblement, dans son appartement montpelliérain, entourée de deux proches. Un geste réfléchi de longue date, maintes fois discuté, débattu et revendiqué. Elle s’était procuré le produit létal, interdit en France, à l’étranger voilà déjà quelques années. Ghislaine avait rédigé ses « directives anticipées » dans lesquelles elle faisait connaître son refus de « tout acharnement thérapeutique et soins de réanimation ». Elle en avait fait part à ses médecins et à ses enfants. Mais elle voulait aller au-delà et ne voulait pas attendre d’être diminuée et dépendante pour choisir sa mort. Elle avait à plusieurs reprises formulé ses « volontés ultimes » et son intention de « mourir proprement » et avait expliqué les raisons de son combat dans divers écrits, dont voici des extraits.

« Tout homme et toute femme doivent avoir le droit de choisir les limites au-delà desquelles, il, elle n’a plus envie de vivre. C’est ce droit que je revendique. Je suis convaincue d’avoir eu une vie privilégiée et passionnante mais la vieillesse, la solitude, la perte de ce qui donnait sens à ma vie me font souhaiter de ne pas la prolonger artificiellement. C’est pourquoi, si je suis malade ou accidentée, je refuse tout soin qui ne ferait que prolonger douleurs et souffrances pour moi et que je ne veux pas imposer à ceux que j’aime.
Ne pourrait-on pas, pour les personnes âgées qui le souhaitent, arrêter de vouloir à tout prix les empêcher de se suicider ? Laisser tranquilles ceux qui souhaitent arrêter de vivre ? Quel intérêt à vouloir à tout prix, avec des moyens dérisoires, s’acharner à lutter contre le désir de suicide ? Échapper à la culpabilité ? Ne faudrait-il pas plutôt finir par accepter que la fameuse « espérance de vie », dont on célèbre régulièrement les prouesses de prolongations, puisse être, pour certains, une vraie malédiction ? Ne me parlez pas de dépression, j’ai connu. Ce n’est pas cela. »

Amour

« Je vis confortablement dans une ville moyenne ensoleillée, un appartement agréable, avec une santé tout à fait convenable, des revenus largement suffisants. Mais j’ai perdu il y a deux ans mon mari après 52 ans de vie commune, avec des hauts et des bas, des ruptures et des difficultés mais toujours l’amour et le désir pour nous retrouver. Aujourd’hui je crève de son absence, de ne plus l’avoir pour partager avec lui sorties, activités, voyages, même si chacun de nous avait son territoire et que nous ne partagions pas tout. Plus de vie sexuelle, plus d’échanges amoureux. Personne ne me touche plus, seuls le kiné et le coiffeur entrent professionnellement dans mon intimité. J’ai horreur de prendre mes repas seule, de ne plus échanger sur la politique, l’art, le quotidien. J’ai des enfants, affectueux, mais qui ont mille autres choses à faire pour travailler, s’occuper de leurs propres ménages, de leurs enfants. »

Troupe des veuves

« Comme avant, j’ai des amis, je reçois, je suis invitée, je fréquente les musées, les médiathèques, les cinémas, les conférences, un cercle de lecture, des associations. Mais tout cela tourne à vide. J’ai perdu l’amour qui donnait un peu de sens à la vie. Trop de repas à prendre seule, trop de nuits dans un lit vide, trop de journées où les seules paroles échangées le seront avec le boulanger.
(…) J’ai perdu mon fils premier né. Autour de moi meurent aussi les amis ou bien ils tombent malades ou sombrent dans des situations qui me semblent insupportables. La triste troupe des veuves grandit chaque jour, chacune condamnée à la solitude et, selon moi, à une « espérance de vie », comme on dit, de plus en plus longue et détestable. Je n’ai pas voté pour donner à des chercheurs la permission de me condamner à une peine qui n’en finit plus, je n’ai pas voté pour qu’on appelle « espérance de vie », ce qui pour moi est une peine cruelle. 
»

Solitude existentielle

« Je n’ai plus le goût de faire des projets, je vis au jour le jour, ballottée au fil des propositions qu’on me fait avec amitié. Ma solitude n’est donc pas conjoncturelle mais structurelle, je dirais existentielle. La vie me pèse, m’ennuie, je passe trop de temps à regarder le temps qui passe. Je suis très contente de la vie que j’ai menée, de ma famille, de mes activités professionnelles qui ont été très intéressantes. Je ne vois devant moi que dégradation progressive de ma santé, de mes facultés, perte d’autonomie, bêtise, radotage. Alors, basta !
J’ai vécu longtemps une vie intéressante et riche d’amour et de rencontres, en assez bonne santé, active et sociable. Depuis que je suis arrivée dans le grand âge, je dois porter des deuils très cruels, et je n’ai guère envie de prolonger une vie de moindre intérêt, surtout si je dois affronter des ennuis de santé. Je ne veux pas laisser à ceux qui m’aiment cette image dégradée de moi et je ne souhaite pas du tout être maintenue dans un état misérable. Je Je n’ai pas assez de courage pour me tuer violemment mais, franchement, si je pouvais avaler quelques cachets avec un verre de champagne et m’endormir tranquillement à tout jamais, je le ferais immédiatement. Je revendique le droit à cette liberté de choix. 
»

Champagne

« Ne pourrait-on pas aussi faire écho à ce type d’opinion, au lieu de bêler tous ensemble pour le maintien en vie de personnes qui ne le souhaitent pas ? Où est la vraie maltraitance ? Je comprends bien que, pour certains vieux et vieilles gens (et pas, SVP, les « seniors » ou les « aînés », pourquoi pas « les personnes en situation de grand âge » ?), la vie soit enviable et qu’ils, qu’elles, souhaitent la prolonger au maximum. Mais pourquoi faut-il que la vie de tous soit mesurée à cette aune ? Je réitère donc ma conclusion : laissez-nous mourir si nous le souhaitons, aidez-nous plutôt à le faire proprement. Et bonheur et merveilles à ceux qui continueront à vivre et tâcheront d’améliorer ce monde, en solidarité avec les autres !  »

Propos recueillis par Coline Arbouet
Cet article est initialement paru dans La Gazette de Montpellier le 9 mai 2024

* Le prénom a été changé