Les chroniques de la vie vieille

Écrites sous forme d’histoires courtes, ces chroniques racontent ce que les nonagénaires (ou presque) d’aujourd’hui souhaitent donner à voir et à entendre de ce qui les anime: leurs craintes, leurs joies, leurs attentes, leur vie au quotidien. Des histoires anonymes et méconnaissables, publiées avec l’accord des intéressés pour que, dans le droit fil des objectifs de La maison vieille, ce continent qui reste si mal connu de la (grande) vieillesse le devienne un peu moins.

L’ancien champion d’aviron

Il avait eu une vie magnifique disait-il, et l’aimait encore. Huitième d’une fratrie de douze enfants, il était né sourd. Pour cela, sa mère l’avait toujours chouchouté un peu plus que les autres. Il le lui rendait bien. À 86 ans passés, il lui cueillait une rose nouvelle tous les jours, qu’il installait devant sa photo sur le buffet. De la famille, il ne restait que lui, tous étaient morts, le dernier de ses frères trois ans plus tôt, celui dont il avait toujours été le plus proche, il en était encore tout malheureux.

Jusqu’à la fin…                                                                                          

Il avait tout fait dans la vie. Débrouillard comme pas deux, il avait été tour à tour apprenti-boulanger, compagnon du tour de France, pâtissier, tapissier, brocanteur, récupérateur de matériaux anciens, tailleur de pierre, et j’en passe. Il avait eu plusieurs femmes et deux drôles. Maintenant, il vivait seul, dans la petite maison en pierre qu’un riche propriétaire lui avait laissé aménager au fond de ses vignes. Il l’avait réhabilitée de fond en comble, moyennant le droit d’en bénéficier jusqu’à la fin de ses jours.

Depuis quelques temps, il ne se déplaçait plus qu’avec un déambulateur, et marcher lui était devenu de plus en plus pénible. Ses jambes devaient rester surélevées sur un repose-pied pour ne pas être trop douloureuses. C’est ce qui lui pesait le plus. Ne plus pouvoir marcher. Il était assis là sur son fauteuil toute la journée. Son fils aîné n’était pas loin, il venait souvent, lui porter les courses, veiller au grain. Cela faisait six mois qu’il ne conduisait plus. Ses jambes ne répondaient plus assez bien. Difficile de faire le deuil de cela aussi. Il avait tellement aimé cette liberté. Avec, il allait voir ses vieux copains. Surtout les copains d’aviron, ceux avec qui il avait fait les 400 coups dans ses 20 ans. C’est qu’ils avaient gagné ensemble, plusieurs fois, le championnat d’Europe ! Mais eux aussi aujourd’hui avaient tous disparu. Il avait donné la voiture. Et son chien avec, il ne pouvait plus s’en occuper. Il avait été son meilleur compagnon de voyage pendant si longtemps …

… aimer la vie

Depuis quelques années, il avait une bonne amie. Elle avait vingt-cinq ans de moins que lui, mais ils s’aimaient bien. Elle habitait à 300 km de là, dans une jolie maison qu’il l’avait aidée à installer. Maintenant qu’il ne pouvait plus conduire, c’est elle qui venait le chercher. Elle descendait une fois par mois et l’emmenait chez elle pour quelques jours puis le redescendait. Il avait de la chance de l’avoir rencontrée. Il en convenait. Mais il avait toujours eu de la chance. Sauf une fois. Quand il avait été envoyé au camp de redressement. Il y avait passé deux ans. Il en avait encore la chair de poule, rien que d’y penser. C’était en 1943, il avait 9 ans, c’était la guerre, il avait faim. Un pêcheur lui avait dit : « Petit, si tu me trouves de l’essence, je te donnerai des tickets de pain. » Alors il avait volé un jerricane d’essence dans une voiture allemande. La boulangère n’avait pas voulu des tickets de pain : ils étaient faux. Quant aux Allemands, ils l’avaient retrouvé et envoyé au camp.

Le médecin lui avait dit qu’il avait un peu de leucémie. Cela ne l’inquiétait pas plus que cela. C’était bien normal d’être un peu malade à son âge. C’était comme la mort. Bien sûr qu’elle serait bientôt là. Et alors ? Il y pensait chaque jour, mais sans tristesse ni pesanteur. Pour l’instant, il continuait d’aimer la vie. Il était reconnaissant à la médecine de le soigner. Il faisait ce qu’on lui disait de faire et prenait tous ses médicaments, sans se préoccuper de savoir à quoi ils servaient. Il faisait confiance. À chacun son métier.

Non, personne de la mairie n’était venu lui rendre visite, ni ne s’était inquiété de ne plus le voir au village. Pourtant, tout le monde le connaissait là-bas. Cela faisait cinquante ans qu’il habitait dans le coin. Oui, cela lui faisait de la peine. Il n’aurait pas cru cela d’eux. C’était long à la fin toutes ces longues journées tout seul. On devrait vraiment faire quelque chose contre la solitude des vieux.

Il nous remercia d’être venues.

Véronique Fournier