L’abécédaire de la laïcité à l’hôpital public

La laïcité en chantier

La thématique de la laïcité à l’hôpital public, et plus largement dans les services publics, remonte aux années 1990-2000. Elle revient d’actualité dans le contexte troublé actuel de nouveau conflit au Proche-Orient, montée de l’antisémitisme, wokisme, islamophobie, débat sur l’immigration et remontée du fait religieux.
Retour et point d’actualité.

Un des points de départ de la réflexion sur ce sujet est l’affaire dite « du foulard » : nous sommes en octobre 1989, le proviseur du collège Gabriel Havez à Creil interdit l’entrée dans l’établissement à trois jeunes collégiennes qui refusent d’enlever leur voile islamique pendant les cours en classe.
L’affaire fait la une des médias et l’objet de nombreuses prises de positions de responsables politiques, philosophes, éducateurs, journalistes, polémistes… Il faut se rappeler le contexte : 1989 est une année symbole, marquée par l’anniversaire du bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et en même temps par la publication en France des Versets sataniques de Salman Rushdie, qui fera l’objet d’une fatwa prononcée par l’ayatollah Khomeiny.

À l’hôpital, lieu supposé d’accueil et de soin accessible à tous sans discrimination, on s’interroge à la même période sur le voile que commencent à porter des étudiants infirmiers, des externes et internes de médecine, des personnels et des médecins. Ce port du voile est souvent revendiqué par les intéressées comme l’exercice d’un droit individuel au nom de la liberté de culte.
C’est le droit qui fixe les règles en matière de laïcité dans les services publics en s’appuyant sur le principe de l’article premier de la Constitution qui énonce que la France est une République laïque. Pour autant, celle-ci garantit la liberté religieuse des citoyens. En ce sens, le principe de neutralité participe du « vivre ensemble » du Pacte républicain.
Sans focaliser sur une religion, le débat de fond est celui des difficultés que peuvent rencontrer les professionnels dans la gestion du fait religieux à l’hôpital, tant au niveau des professionnels que pour ce qui concerne les patients, et plus largement, les usagers. La question peut toucher aussi certains soins comme la transfusion sanguine refusée par les Témoins de Jéhovah, ou l’interruption volontaire de grossesse que des praticiens peuvent refuser de pratiquer au nom de la liberté de conscience. Le sujet concerne aussi les rites funéraires que les familles souhaitent observer pour les patients décédés à l’hôpital.

Un principe érigé au nom de l’égalité
Dans un arrêt du 24 octobre 2003, le Conseil d’État a jugé que « le port du voile ou du foulard, par lequel les femmes de confession musulmane peuvent entendre manifester leurs convictions religieuses, peut faire l’objet de restrictions notamment dans l’intérêt de l’ordre public ».
Après plusieurs affaires médiatisées, le ministère de la Santé a donné un ensemble de repères pour aider les professionnels dans la circulaire du 2 février 2005. Ce texte précise pour la première fois le concept de la laïcité à l’hôpital. Cette circulaire rappelle les fondamentaux de la République : l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion, qui implique que tous les patients soient traités de la même façon, quelles que soient leurs croyances religieuses, et l’obligation de neutralité des agents hospitaliers.
C’est donc au nom du principe fondamental du droit qu’est l’égalité, qu’est érigé le principe de la laïcité à l’hôpital. Ce principe s’accompagne d’une reconnaissance de la liberté de conscience des patients qui se voient garantir la libre pratique de leur culte et la manifestation de leurs convictions religieuses notamment l’appel à un ministre du culte et le respect de leurs préceptes religieux (nourriture, lieu de prière, rites mortuaires…).
On rappelle que la République française assure à tous la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes dans les conditions fixées par la loi du 9 décembre 1905, dite « loi de séparation de l’Eglise et l’État ».

Liberté de conscience
La liberté de conscience du patient doit aussi être respectée dans les soins : ainsi, le patient a le libre choix de son praticien et peut refuser un soin au nom de sa croyance ou son culte.
La circulaire de 2005 établit toutefois que le libre choix exercé par le malade ne doit pas perturber la dispensation des soins, compromettre les exigences sanitaires ou créer des désordres persistants. Elle rappelle les dispositions de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades – dite « loi Kouchner » – qui dispose qu’aucun acte médical, ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et que ce consentement peut être retiré à tout moment, tout en énonçant l’exception de l’urgence médicalement constatée où le médecin peut être amené à pratiquer des soins hors le consentement du patient. Cet aspect a été notamment traité à plusieurs conscience reprises par la jurisprudence en ce qui concerne la transfusion sanguine d’un Témoin de Jéhovah ou d’un enfant de parent Témoin de Jéhovah lorsqu’un risque vital est engagé.
Le principe du consentement s’applique aussi à l’autopsie médicale : toute personne peut s’opposer de son vivant à ce qu’on pratique une autopsie sur sa personne décédée. Ce principe ne s’applique pas à l’autopsie judiciaire qui est requise par décision du Procureur de la République.

Le principe de liberté de conscience applicable au patient s’oppose à ce qu’un établissement de santé public interdise aux patients le port de signes religieux ostensibles, comme l’avait fait le centre hospitalier de Villeneuve-Saint-Georges en 2014. Les patients bénéficient de la liberté de culte et de croyance. C’est à ce titre que les établissements publics peuvent employer ou recourir à des aumôniers ou d’autres représentants du culte, et proposer par exemple des lieux de recueillement ou de prière réservés aux usagers. Cependant, l’exercice de la liberté de ne doit pas entraver les soins ou gêner les autres patients hospitalisés.

Par contre, on rappellera que le prosélytisme est interdit aux patients comme aux personnels et aux intervenants bénévoles. Il appartient aux directeurs des établissements publics de santé, en tant que garants du service public, de veiller à l’interdiction du prosélytisme et à la neutralité des agents, et de sanctionner tout manquement – y compris au plan disciplinaire pour les personnels. Les établissements sont invités à rappeler les principes et règles de la laïcité dans leur règlement intérieur.

À l’Assistance publique de Paris

Obligation de neutralité
L’obligation de neutralité des agents publics est un des devoirs du fonctionnaire. La neutralité doit être observée aussi bien dans les paroles, les actes et les tenues vestimentaires. L’Observatoire de la laïcité rappelle d’éviter tout signe à caractère religieux dans le cadre du lieu de travail. Ce principe de neutralité trouve son origine dans le principe de neutralité séculaire de l’État dont sont dépositaires les fonctionnaires comme l’énonce la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans un arrêt du 26 novembre 2015. L’affaire soumise à la jurisprudence de la Cour européenne concernait la décision d’un établissement hospitalier de ne pas renouveler le contrat de travail à durée déterminée d’une assistante sociale qui persistait à garder le voile en dépit des mises en garde réitérées de sa hiérarchie à la suite de réclamations de patients qui refusaient de la rencontrer à cause de sa tenue vestimentaire. En l’espèce la Cour a considéré que « l’État qui emplo[yait] la requérante au sein d’un hôpital public peut juger nécessaire qu’elle ne fasse pas état de ses croyances religieuses dans l’exercice de ses fonctions pour garantir l’égalité de traitement des malades ». La Cour a établi ainsi que la neutralité exigée pour les agents du service public hospitalier n’est pas contraire à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Par contre, les agents publics ne sauraient faire l’objet de discrimination fondée sur la religion, comme l’a précisé le Conseil d’État dans un avis du 3 mai 2000. L’Observatoire de la laïcité rappelle que des aménagements du temps de travail sont autorisés pour motif religieux, sous réserve d’être compatibles avec le bon fonctionnement du service public.
Enfin, comme le prévoit l’article 47 du code de déontologie, les médecins peuvent exercer la clause de conscience lorsqu’ils ont à réaliser un acte contraire à leurs propres convictions personnelles, professionnelles ou éthiques – hors, bien sûr, le cas d’urgence où l’enjeu serait la non-assistance à personne en danger.

4 axes et 22 recommandations
Après les attentats de la fin de l’année 2014 qui ont marqué fortement le pays, le président de la Fédération hospitalière de France (FHF), considérant l’importance fondamentale du principe de laïcité dans les établissements publics de santé, demandait en février 2015 à la Commission des usagers de la FHF présidée par Nicolas Brun, de préparer un document de référence sur la laïcité. Les principales conclusions des travaux de la commission des usagers de la FHF reposaient notamment sur une enquête interne à laquelle 170 établissements avaient répondu :
Seul un tiers des établissements a fait remonter des situations problématiques avec des usagers et un cinquième avec des professionnels de l’établissement. Ces remontées concernent un nombre limité de situations qui ont été accessibles au dialogue interne et traitées sans difficulté notable.
Les établissements, tant sanitaires que médico-sociaux, étaient alors encore en phase de déploiement des dispositions prévues par les pouvoirs publics : affichage de la Charte de la laïcité dans les services publics, désignation d’un correspondant, formation des professionnels.

Le rapport de la FHF a formulé 22 recommandations en 4 axes pour :
Renforcer la capacité des établissements à observer les situations, notamment en confiant un rôle accru aux commissions des usagers (CDU) dans leur contribution au respect des droits du patient ;
Améliorer la communication vers les professionnels et les usagers ;
Mieux former les acteurs du soin et des fonctions d’accueil, notamment en partant de cas réels et fréquents comme la gestion de moments spécifiques de la vie (naissance, fin de vie) et certaines situations spécifiques (transfusion, césarienne…) ;
Promouvoir le partage de bonnes pratiques (gestion des lieux de recueillement, des relations avec les ministres des cultes, missions des référents laïcité…).

Dans le droit fil des travaux de la FHF, et après avoir auditionné les acteurs de terrain, l’Observatoire de la laïcité souligne dans son guide « Laïcité et gestion du fait religieux dans les établissements publics de santé » publié en 2015, la nécessité de porter à la connaissance des personnels et des patients les règles qui découlent du principe de laïcité. Il constate un besoin de formations sur les questions de laïcité et de gestion du fait religieux non seulement dans le secteur hospitalier mais aussi dans les établissements médico-sociaux.
Ce guide rappelle les réponses, encadrées par le droit, assorties de cas concrets relevant du principe de laïcité dans les établissements publics de santé, tant pour les personnels que pour les usagers.

Un corpus référentiel
À côté de la circulaire 2005 du Directeur général de l’offre de soins, les éléments documentaires de référence sont le guide « Laïcité et gestion du fait religieux dans les établissements publics de santé » de l’Observatoire de la laïcité, la circulaire du 15 mars 2017 relative au respect du principe de la laïcité dans la fonction publique et la Charte de la laïcité dans les services publics de 2007 mise à jour en décembre 2021. Ces publications reprennent les mêmes principes que la circulaire DHOS de 2005. L’ensemble constitue le corpus référentiel que les hospitaliers ont à connaître pour leur réflexion éthique et pour leur pratique de soin et décisionnelle.

De fait, les personnels sont souvent insuffisamment formés sur la laïcité et peuvent, soit trop réagir en fonction de leurs propres convictions, soit se trouver démunis face à des situations complexes où peuvent s’exprimer un hiatus entre soin et religion (femme catholique à laquelle il est proposé une interruption médicale de grossesse, femme africaine ayant peur d’une césarienne, couple juif auquel il est proposé un spermogramme, refus des parents de transfuser un enfant mineur, demande d’alimentation strictement kasher…).

Aucun territoire n’échappe à ce phénomène même si certains, comme l’Île-de-France et par exemple la Seine-Saint-Denis, sont plus exposés que d’autres aux problématiques communautaires et multiculturelles.
L’apport de la réflexion éthique dans les établissements de santé est de donner aux professionnels du soin des outils et des points de vue pour renforcer leurs pratiques dans le respect des principes complémentaires de l’éthique, de la déontologie, de la République et du droit qui fixe le cadre normatif et s’applique à tous.

Pascal Forcioli
(Directeur honoraire d’hôpital)