La vieillesse a-t-elle une histoire ?

Entretien avec Philippe Ariès

En 1983, la revue Communications (n°37) publiait un entretien de Nicole Benoît-Lapierre, socio-anthropologue, avec Philippe Ariès (1914-1984). Nous avons souhaité reprendre ici des extraits de cet échange, tant le regard sur la vieillesse évolue. Celui qui aimait à se qualifier d’« historien du dimanche », auteur du classique L’Homme devant la mort en 1977, esquissait alors quelques mois avant sa disparition les lignes d’une histoire inédite de la vieillesse en proposant une série de perspectives de recherches. La totalité de cet entretien est consultable sur persee.fr 

David Mangin

Nicole Benoît-Lapierre : On rencontre couramment l’idée qu’il y aurait eu un âge d’or de la vieillesse heureuse qui aurait perduré dans l’histoire jusqu’à ce que les grandes concentrations urbaines industrialisées et la dissolution des solidarités familiales entraînent la dévalorisation de cette période de vie. Quelle correction vos travaux apportent-ils à ce type de représentation ?  

Philippe Ariès : On a une fausse idée de l’histoire de la vieillesse. Tout d’abord, il faut distinguer deux axes, deux directions, l’histoire des rôles réels de la vieillesse dans la société d’un côté (qui n’est d’ailleurs pas facile à faire), celle de ses représentations dans les images sociales, de l’autre. Et il n’est pas du tout sûr qu’il y ait coïncidence de ces deux données. Je vous parlerai ici des représentations, qui s’avèrent très différentes selon les époques.  

Dans les sociétés chrétiennes médiévales du début des Temps modernes, mettons jusqu’au XVIIIe siècle, la vieillesse n’était pas du tout valorisée. Elle l’était très probablement dans l’Antiquité grecque ou latine puisque les vieillards y constituaient des assemblées de personnages vénérables qui détenaient la sagesse. Mais il n’en était pas du tout ainsi dans nos sociétés occidentales traditionnelles. La vie d’autrefois était très dure, elle exigeait une grande résistance physique et les infirmités y rendaient plus ou moins inapte. D’où l’idée qu’on ne pouvait pas mener une vie active très longtemps. Le vieux, c’était d’abord quelqu’un qui ne pouvait plus tout à fait mener la vie de tout le monde. Par conséquent, il devait avoir une vie à lui, une sorte de retraite : il se retirait du monde.  

Évidemment, cette représentation est celle des classes supérieures, c’est une image bourgeoise. Ce n’est pas celle de l’artisan ou du laboureur. Mais c’est celle qui prévalait : le vieillard était quelqu’un qui se retirait. Il y avait ainsi une période assez importante, assez longue entre la grande vieillesse ou la mort et la cessation d’une activité normale d’adulte, hormis dans certaines fonctions, monarchique, pontificale, sacerdotale où l’on bénéficiait d’une onction permettant de durer indéfiniment1. Mais dans la plupart des cas, il y avait ce temps de latence, ce temps mort. Il était consacré à l’art, à l’étude et à la piété.  

                                       Le vieux se retirait du monde 

Dans les tableaux de l’époque, le vieil homme se distingue par sa mise et sa posture : il est vêtu comme les gens de la génération précédente, son costume est démodé et il lit. Telle est l’image des vieillards de Rembrandt. Mais cette image du vieillard d’étude est elle-même à double face, d’un côté le vieillard studieux, le sage et de l’autre, le dévot, le ratiocineur.  

Le vieillard d’étude, ce peut être Descartes mais ce peut être aussi tout simplement un gâteux, car telle est l’autre représentation de la vieillesse d’alors : celle du vieillard dégradé, objet de répugnance. Il est malade, il perd ses dents, il sent mauvais et c’est peut-être cette image-là qui est dominante (elle a d’ailleurs persisté pendant très longtemps et a survécu presque jusqu’à nos jours, en pointillé, même si elle est masquée à partir du XVIIIe siècle).  

Cela peut sembler contradictoire, car la vieillesse commençait très tôt. Les barbons de Molière n’avaient pas cinquante ans. Et s’ils étaient ridicules, c’est précisément qu’ils tardaient trop à devenir des hommes d’étude, retirés à l’écart du monde, ce qui était alors la seule manière de faire admettre sa vieillesse. Ceci laisse à penser qu’il y avait des tensions excessivement fortes entre les jeunes et les vieux, mais surtout entre héritiers et détenteurs du patrimoine. C’était moins un conflit de générations comme nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire un conflit de pouvoir, qu’un conflit d’avoir, car quand un jeune n’attendait pas d’héritage, il s’en allait. Mais celui qui en espérait un, l’aîné, le privilégié, risquait, lui, de trouver le temps trop long. Il n’y a pas de doute qu’il existait dans cette société des tensions énormes à l’intérieur de la famille. On peut même dire avec certaine prudence qu’il y avait beaucoup de crimes familiaux. C’était une réaction normale de la part d’un juge, quand il y avait un crime dont on ne connaissait pas l’auteur, que de soupçonner un membre de la famille. En effet, la famille gérait alors le capital et l’honneur et en commandait la distribution.  

                                Le noble vieillard à la belle figure 

Une seconde période apparaît au XVIIIe siècle ; l’image du vieillard est maintenant reprise de l’Antiquité : c’est le noble vieillard à la belle figure. Doté d’une grande dignité, la vieillesse ne le dégrade pas, même s’il est infirme ; il sera alors tout simplement assis dans un fauteuil. Il est entouré de gens qui viennent prendre son enseignement. C’est réellement une tout autre représentation : le vieillard devient le patriarche ; il apparaît ainsi dans toute la peinture de Greuze. En voici un autre exemple : lorsque sur des gravures populaires américaines un peu naïves on voulait représenter le Christ, au XVIIIe siècle, on l’y faisait figurer avec des cheveux blancs, signe de dignité, de noblesse. Il y a une relation certaine entre cette image de la vieillesse et le triomphe de la famille. Elle va s’imposer tout au long du XIXe siècle et du début du XXe siècle bien que persiste en dessous, je crois, la très vieille imagerie du gâteux. Mais ce n’est que très récemment que nous avons vu le noble vieillard basculer du côté de l’hospice tandis qu’une autre attitude devant la vieillesse émergeait, qui consiste, comme chacun le sait, à la mettre à part et à faire en sorte qu’on ne la voit pas. Notez d’ailleurs que le vocabulaire, la terminologie est intéressante car autrefois on parlait du noble vieillard, tandis qu’aujourd’hui le mot de vieillard est tout à fait exclu. On parle du troisième âge, on parle de gens d’un certain âge, on parle de gens âgés, mais le mot de vieillard introduit une idée de dégradation.  

De l’enfant-roi au vieillard noble 

Il y a une certaine symétrie entre l’histoire des attitudes à l’égard de l’enfant et à l’égard du vieillard. Cette périodisation correspond relativement bien à celle de l’attitude devant l’enfance. Pendant la première période que j’ai distinguée, du Moyen Âge au début des Temps modernes où la vieillesse est dévaluée, l’enfance aussi l’est dans une grande mesure. (Mais elle existe : ne disons pas, comme on me l’a fait souvent dire, qu’il n’y avait pas d’enfance et qu’il n’y avait pas du tout de sollicitude à l’égard de l’enfant autrement nous ne serions pas ici, ni vous, ni moi ; mais l’enfance avait une place qui n’était pas primordiale et qui confinait parfois à une certaine indifférence.) Eh bien c’est la même chose pour le vieillard. Et le passage de cet enfant en retrait à l’enfant-roi du XVIIIe, XIXe, début du XXe siècle correspond également à l’avènement du vieillard noble, il y a un synchronisme assez curieux. Aujourd’hui peut-être est-ce moins évident parce que nous sommes dans une réalité toute contemporaine, mais l’on peut se demander si le même synchronisme n’existe pas entre la dégradation de l’image de la vieillesse que tout le monde reconnaît, et une certaine dégradation de l’enfant-roi qui, elle, en revanche, est difficile à admettre parce qu’elle va contre toute une mythologie. Ce synchronisme évidemment laisse rêveur. Pourquoi est-ce qu’il y a cette sorte de symétrie entre l’histoire de l’enfant et l’histoire du vieillard ? Peut-être est-ce dû à l’âge de ces sociétés : au début, c’étaient des sociétés d’adultes jeunes qui avaient tendance à réduire l’importance de ceux qui ne participaient pas à leurs excès, les enfants et les vieillards. Ensuite, ces adultes ont perdu de leur confiance en eux, ils ont à la fois rajeuni et vieilli et se sont laissés gagner par les couches voisines de la jeunesse et de la vieillesse.  

Il y a donc une sorte de rencontre de ces deux exilés de la société plénière. Elle n’est pas toujours très apparente aux époques anciennes ; certes, il y a le Ghirlandaio du Louvre représentant le grand-père et son enfant. Elle n’est pas tellement fréquente, tout simplement parce que nous avons peu de représentations de vieillards2. Mais il me semble que c’est surtout à l’époque romantique, c’est-à-dire au moment de la valorisation de l’enfant-roi et du vieillard noble, que l’on voit plus fréquemment cette rencontre. Cela était inscrit dans les faits, parce que dans la vie quotidienne des communautés, l’enfant était très souvent pris en charge par une femme ou même un homme plus vieux que ses parents. Au fond, ce sentiment, ce rapprochement de la vieillesse et de l’enfance que nous avons tous un peu en tête parce que nos propres souvenirs nous l’évoquent, c’est quelque chose qui n’est sans doute pas très ancien et qui vient de la mythologie du XVIIIe-XIXe siècle. D’autant plus que c’est à cette époque-là que s’est créé tout un rituel de la famille où le vieillard avait sa place : ce sont les noces d’argent et les noces d’or, véritable apothéose de la famille. Ces temps de passage de la famille et du couple n’existaient pas autrefois ; ce sont des créations du XIXe siècle.  

À la même époque, on voit d’ailleurs très souvent des gravures qui représentent les grandes fêtes et le 1er janvier en particulier où les enfants viennent voir leurs grands-parents, recevoir les étrennes et souhaiter la bonne année. C’est très fréquent dans l’iconographie du XIXe siècle, vers 1830, cela fait partie des représentations classiques de la famille. Les vieillards ne cohabitaient pas avec leurs enfants et leurs petits-enfants. Chacun avait son habitat séparé mais les relations entre les enfants et les grands-parents étaient fréquentes et sollicitées par toute la mythologie familiale. La famille impliquait alors une notion pas toujours très explicite, mais très bien ressentie de continuité et cette continuité faisait passer le courant entre les aïeux, les grands-parents et les enfants. Cela correspond d’ailleurs à l’époque où les vieillards sont devenus plus nombreux. Il y a eu une certaine progression de la longévité, pas énorme, mais cependant notable. Il y avait de plus en plus de personnes d’un certain âge et ainsi plus de possibilités de liens entre grands-parents et petits-enfants.  

Le livre d’Hemingway Le Vieil Homme et la mer fournit une image symbolique de cette rencontre de l’enfant et du vieillard. C’est peut-être le plus beau texte pour illustrer cette parenté et cette alliance. Tout ceci laisse à penser que cette société n’était plus une société d’adultes forts comme sous l’Ancien Régime, elle n’était pas non plus aussi individualiste qu’on l’a dit. C’était une société où l’accent était mis beaucoup plus sur la famille que sur l’individu et où les images essentielles n’étaient pas celles de l’homme jeune ou de la femme belle comme au XVIe ou XVIIe siècle mais celles de l’enfant et du vieillard.  

David Mangin

Nicole Benoît-Lapierre : II n’y a pas eu jusqu’ici d’histoire de la vieillesse. Est-ce parce que cette dernière n’a pas constitué jusqu’à l’époque contemporaine une classe d’âge homogène, ou un problème social global ?  

Philippe Ariès : À mon avis, on aurait très bien pu avoir une histoire de la vieillesse. Il y a peut-être une raison mais enfin ce n’est pas une raison excessivement importante : l’histoire de l’enfant était liée à celle de la famille plus que celle du vieillard puisque les grandes transformations de la famille se sont faites autour de l’enfant. Alors, je crois que c’est cela qui a amené l’intérêt pour l’enfance, c’est l’avenir, c’est le futur. Maintenant, il y aura des études sur les vieillards : elles sont déjà commencées. Et je pense que si quelqu’un commence le défrichage, le bulldozer universitaire suivra et il y aura bientôt toute une bibliothèque sur la vieillesse.  

Notes 

1) Le modèle que j’esquisse souffre bien des exceptions. Il existait des vieillards « increvables » : en 1707, à plus de 78 ans, le comte de Grignan, gendre de Mme de Sévigné, défendit Toulon contre les Impériaux, les armes à la main, restant huit heures à cheval sans démonter !  

2) Sinon de vieux cardinaux !