
Gilles Johanet est une figure des politiques de santé en France. Assurément le plus politique de nos hauts fonctionnaires, longtemps membre du PS, courageux dans ses convictions, proche de Pierre Mauroy, il a occupé des postes essentiels, comme directeur de cabinet de ministre, directeur de l’Assurance-maladie, président du Comité économique du médicament, directeur général adjoint des AGF, avant de finir sa carrière comme procureur général à la Cour des comptes, son administration d’origine.
L’homme est impressionnant, redoutablement intelligent, souvent accusateur. Il est venu à VIF débattre de l’inénarrable « trou » de la Sécu, voilà son diagnostic. Éclaté, comme un puzzle.
La Sécurité sociale, malade ?
Oui bien sûr, mais ne découvrons pas la lune. La Sécu (l’Assurance-maladie) est continuellement en déficit depuis 1989, et j’ajouterai que le premier plan de réduction date de 1948 alors qu’à l’époque, elle ne concernait que 45% de la population.
Pourquoi ? D’abord, le risque maladie que prend en charge la Sécu est le risque le plus compliqué des quatre branches ; le seul risque qui concerne en effet les Français de bout en bout de leur vie. C’est un domaine où la demande est illimitée. Cela veut dire que le prestataire, à un moment, doit pouvoir dire non, ce qui est détestable. C’est un risque dont se défient beaucoup les politiques, parce qu’il s’agit de la vie, de la maladie et de la mort, bref des sujets bien délicats.
De plus, les choses ont changé fortement ; l’Assurance-maladie a été pendant très longtemps une affaire de syndicats, car d’abord, c’était la Sécu des travailleurs. Elle ne l’est plus, l’État a pris le pouvoir en 2004. Mais avec le poids grandissant du monde médical, les politiques se sont méfiés, car ils regardent les médecins avec beaucoup de circonspection. Est-ce pour cela que personne ne s’y intéresse, vraiment ? À l’heure actuelle, il n’y a aucun parti politique qui travaille sur le sujet. C’est un non-sujet.
L’ignorance
Deuxième point, notre ignorance. Certes, la situation, les faits, l’accès aux soins, la prise en charge, voilà des domaines qui sont partiellement connus et compris. Aujourd’hui, on a plein de données, on connaît bien la croissance des frais, des dépenses, leur nature. On sait ce que l’on dépense, on sait ce qui augmente et comment. Il est ainsi possible de faire des courbes de dépenses, rue par rue, appartement par appartement. On commence même à comprendre ce que sont les déserts médicaux. Il y a aussi l’évolution du panier de soins, ce que l’on rembourse, ou mal, ou pas. N’oublions pas qu’il y a 700 actes dans la nomenclature que l’on ne rembourse jamais.
Pour autant, au final, si vous faites la liste des points qui sont ignorés ou biaisés, elle reste très importante. Par exemple, le modèle de l’accès aux soins. Que veut-on ? Un modèle comme celui qui existait à l’origine, où chaque assuré déambule comme il le veut dans l’univers des soins, et picore à droite et à gauche ? Ou bien l’on veut être dans un modèle où il y a un gatekeeper, un gardien qui va nous guider et nous dire oui, cela est possible, cela non ? Question jamais posée, jamais tranchée. Je me souviens d’un conflit avec Simone Veil à qui je disais qu’elle avait le droit d’aller voir son généraliste puis son cardiologue puis son phlébologue, comme elle le voulait, sans limitation aucune, et décider seule des prescriptions qu’elle observerait. Et cela lui paraissait normal.
L’évaluation
Autre question, l’évaluation : c’est un trou noir. C’est l’ordonnance de Juppé de 1996 qui la rend obligatoire. Dans les faits… Évaluation centrée sur les obligations de moyens pour les hôpitaux, alors que ce sont les obligations de résultat qui s’imposent en Allemagne. Et pour les libéraux, on attend toujours.
La restructuration hospitalière ? On a fait en France une énorme erreur dans les années 1970-80, car pour les hôpitaux comme pour les lycées, on a considéré que l’égalité venait de la proximité, et on a donc créé des kyrielles d’hôpitaux, de taille moyenne. Et cela, alors même que la spécialisation de la médecine se développait et allait tout changer. Exemple : un cardiologue « normal » ne va pas aller s’installer à Cosne-sur-Loire, un anesthésiste ne va pas aller à Nevers car autrement, en cinq ans, il va perdre toute sa compétence. Nous avons un problème de taille des hôpitaux qui ne correspond plus à la spécialisation médicale.
En écho, le métier de généraliste est devenu une sorte de métier résiduel, parce que chaque fois qu’il y a une nouveauté, on crée une spécialité, on en a près de soixante, et pour chacune, on a créé, bien sûr, une nomenclature. Le généraliste est le seul qui n’a pas de nomenclature, voilà une carence dramatique.
Un système qui est fait pour pomper de l’argent
La financiarisation
Un autre point qui émerge – et qui est très grave –, c’est la financiarisation. Elle grignote, elle a été encouragée par l’inconscience de l’État. Aujourd’hui, vous avez des pans entiers de la médecine où les médecins sont prisonniers, prisonniers des capitaux extérieurs, comme on le voit dans la biologie, la radiologie. Et soyons clairs : vous n’allez pas demander à des financiers de mettre en avant la qualité des soins. Eux, ils veulent la rentabilité.
On parle de décentralisation. Celle-ci doit être faite si les objectifs de la nation sont clairs. Or ils ne le sont pas. L’installation des professionnels de santé pourrait être gérée localement, mais pour autant, l’État est-il capable de laisser aux régions le soin de donner des tarifs différents dans les zones sous-dotées ? Ce serait possible. Dans les ZEP, on paye mieux les enseignants. À mes yeux, que l’infirmière de l’Assistance publique de Paris soit payée autant que celle de Saint-Brieuc est l’assurance que la première ne va pas rester…
L’ambiguïté est ainsi partout ; ce sont les Agences régionales de santé (ARS) qui devraient gérer le risque maladie. Aujourd’hui, c’est boiteux, les ARS n’ont pas une vraie autonomie. Les ARS sont ainsi, aux ordres. La centralisation s’est accentuée et à la tête, vous avez un petit groupe qui décident, mais de quoi ? En plus, il n’est pas compétent, il ne sait pas de quoi il parle. La haute fonction publique ? Si elle était compétente, elle aurait su diffuser de la compétence aux politiques. Ce n‘est pas le cas. On va avoir une présidentielle, qui va dire quelque chose ? Aucun parti politique n’y travaille. C’est tout un système qui déraille. Regardez la dialyse, il y a vingt ans, les prix de la dialyse étaient très supérieurs aux autres pays européens, et bien ils le sont toujours. C’est un système qui est fait pour pomper de l’argent.
L’avenir
Que faire, donc ? On a assisté à des reformes partielles, parfois contradictoires, parfois même aggravantes. La plus mauvaise a été assurément la réforme de 1971 du conventionnement universel, c’est-à-dire automatique. Tous les médecins sont conventionnés, c’est l’usine soviétique. L’Assurance-maladie accueille tous les médecins. Et elle n’a pas le droit de dire au Dr K. qu’elle n’a pas besoin de lui, du moins dans cette zone, de même elle ne peut imposer des critères de qualité. Le conventionnement est, au final, un traité fondamentalement inégal. La notion d’utilité est totalement ignorée.
Arrive 2004, on commence à faire de la coordination des soins. Enfin ! On choisit. Mais voilà, avec un médecin traitant, on ne la fait qu’à moitié, le patient peut quitter le médecin traitant à tout instant, cela veut dire que le médecin ne peut pas dire non. De même, le médecin traitant n’est pas tenu de proposer à son patient le spécialiste de son choix, il ne peut pas s’impliquer. Et que voit-on ? Depuis dix ans, cette coordination des soins s’effiloche. Comment cela se traite ? Par informer, informer, et puis par moduler la prise en charge sur la responsabilité de l’assuré, non pas en augmentant le ticket modérateur, mais comme on le fait en Allemagne où par exemple on va rembourser la couronne dentaire si pendant les deux années précédentes, l’assuré a suivi des soins conservateurs : un donnant-donnant qui responsabilise.
Mais on assiste aussi au rejet progressif par les jeunes générations des professions linéaires, c’est-à-dire occuper la même profession, la même activité toute sa vie. Médecin, professeur, toute sa vie ? Ils ne veulent plus de ce plan de vie. D’où l’explosion des médecins remplaçants.
On a franchi un nouveau pas depuis trois, quatre ans, tombant même dans le ridicule avec la décision de plafonner la rémunération des médecins hospitaliers remplaçants. Sans se poser la question de savoir pourquoi il y a des remplaçants. Aujourd’hui, il y a 19 000 postes vacants de médecins à l’hôpital. Pourquoi ? 43% de postes de radiologues hospitaliers ne sont pas occupés, pourquoi ? Face aux vacances de postes, le directeur de l’hôpital, qui est tenu de donner les moyens de soigner, se doit de colmater et trouver des remplaçants. Reprocher de les payer de façon élevée n’a pas de sens.
Autre exemple absurde d’annonces : le 4 avril 2022, Macron affirme dans sa lettre que tous les Français auront un médecin traitant. Annonce irréalisable. De même sur le numerus clausus, c’est-à-dire le nombre de médecins formés. On est à 11 500. Jusqu’où va-t-on aller ? Qui réfléchit sur l’articulation spécialistes et généralistes, mais aussi entre médecins et paramédicaux ? Récemment, le Sénat s’est opposé à la possibilité de baisser les tarifs dans des disciplines très bénéficiaires. Opposition, car il fallait un accord avec les syndicats sur ces baisses… Dans certaines disciplines, les médecins ont des marges de plus de 25% pour certains actes. Pourquoi les tests Covid valaient-ils en France 45% plus cher qu’en Allemagne ? La financiarisation et le regroupement de certains labos ont changé la donne et ils deviennent plus forts que les pouvoirs publics. Va-t-on baisser les tarifs ? Le gouvernement a finalement abandonné cet article du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Et puis le secteur 2, qui est devenu énorme, 75% des spécialistes primo-actifs s’installent en secteur 2. Bientôt, les médecins généralistes vont demander de l’ouvrir pour eux. La moitié des nouveaux généralistes s’inscrivent, déjà, comme remplaçants.
Tout est ainsi, éclaté. On est dans une situation où l’État peut tout, mais ne fait rien, il laisse faire, et il n’est plus crédible à l’égard des professionnels de santé qui ont raison de se méfier, car comme l’État n’a pas de doctrine ni d’analyse, il peut changer d’avis d’un jour à l’autre, ce qui ne crée pas la confiance.
La vraie liberté est de choisir sa contrainte
Des points positifs
La généralisation de l’Assurance-maladie existe. Elle s’est faite entre 1945 et 2000, aujourd’hui, toute la population est couverte.
Secundo, c’est le retour de la santé publique, depuis l’affaire du sang contaminé, avec des structures comme la Haute autorité de santé et d’autres encore.
Troisièmement, on note l’évolution de structures, hier très conservatrices, qui deviennent plus ouvertes. Comme l’Ordre des médecins qui ne se dit plus opposé à la levée du conventionnement automatique. Comme l’Académie de de médecine qui propose, dans un avis de février 2025, d’instaurer une capitation pour le généraliste. Bref, il y a des lieux où cela bouge. Mais pas au plus haut niveau…
Oui, des choses ont marché. Comme la prise en compte du progrès médical. Il y a certes des trous, mais nous sommes à peu près à jour. Il y a eu un nettoyage de la pharmacopée. L’égalité devant les soins s’est imposée, même si les inégalités géographiques et sociales se poursuivent.
Au total, il n’y a pas d’approche systémique, il n’y a pas de vision d’ensemble. Donc l’État est incapable de consulter le citoyen et de lui demander ce qu’il veut. Le politique est ainsi, il se défie de la santé, tout comme la haute administration.
D’où un fossé qui se creuse, entre l’individualisation croissante de notre société et la nécessité d’une optimisation du soin et de la dépense. Or, il n’y a pas de véritable qualité sans contrainte. Et la vraie liberté est de choisir sa contrainte. Et j’ajouterai qu’il n’y a pas de maîtrise sans qualité.