Cela fait dix ans, au moins, que les autorités sanitaires françaises sont interpellées au sujet d’un risque sanitaire majeur. L’Europe – et en particulier la France (pays dans lequel la désindustrialisation a été particulièrement forte) – dépend, pour environ 80% de ses approvisionnements en médicaments, de fournisseurs extra-européens. Point trop de souci s’il s’agit de vitamines « défatigantes » ou d’une pommade pour les cors au pied. Mais dès que l’on touche aux médicaments « régaliens », indispensables au maintien de la santé, et tout simplement en vie, de millions de personnes et pour lesquelles il n’existe aucune alternative, il en va tout autrement : vaccins, antibiotiques, antidiabétiques, antiarythmiques cardiaques, traitement des troubles psychiatriques les plus graves, anticancéreux, anesthésiques et curares, et bien d’autres. Ce sont les médicaments « essentiels » au sens de l’Organisation mondiale de la santé ou, ce qui revient au même, les « médicaments d’intérêt thérapeutique majeur », selon la dénomination du ministère.
Si rien n’est fait, l’épouvantable se produira
Pour ces produits, l’approvisionnement se fait le plus souvent, pour des raisons plus commerciales que de sécurité nationale, à partir de plusieurs sources. Pour ceux qui dépendent d’un seul fournisseur situé, de plus, dans une zone sensible au plan géostratégique, la probabilité de rupture de production ou d’approvisionnement est évidemment beaucoup plus élevée. Elle pourrait générer, une fois les stocks épuisés, une crise majeure, très difficile à contrer avec, potentiellement, des dizaines ou des centaines de milliers de morts si la situation se prolongeait.
À plusieurs reprises, le crash n’était pas loin, mais nous sommes, jusqu’à présent, passés à côté. Pour qui croit aux probabilités, si rien n’est fait l’épouvantable se produira. D’autant que le climat géopolitique se tend. Aux causes « classiques » (incident technique, mouvement social, incendie, catastrophe naturelle, etc.) s’ajoute la possibilité d’une pression, d’un chantage diplomatique, entrevu lors de la crise ukrainienne mais qui pourrait faire beaucoup plus mal. Les bruits de conflits qui s’amplifient sur le continent asiatique sont, sur ce plan, tout sauf rassurants.
Une menace ?
Potentiellement l’une des plus grosses catastrophes sanitaires depuis la grippe espagnole de 1918 est dans la possibilité d’être mis à genoux par la fermeture du pipeline d’approvisionnement en produits de santé les plus essentiels. Que font les autorités sanitaires françaises ? Pas grand-chose…
La première urgence consistait (à l’imparfait car cela fait des années qu’à l’instar d’autres pays, ce point devrait être réglé) à imposer des stocks suffisants pour garantir une continuité des soins les plus indispensables pendant plusieurs mois. Les livraisons, comme pour les autres « marchandises », se font en effet en flux tendu. Initiée par Agnès Buzyn, la mesure ne touche aujourd’hui qu’un nombre trop limité de produits, pour des durées trop courtes et sans réelle vérification des déclarations des industriels.
L’autre arme est la relocalisation de la production des produits les plus indispensables. Il y a peu, l’Europe géographique (incluant la Suisse et le Royaume-Uni) était, de loin, le premier producteur et exportateur de médicaments au monde et la France le quatrième. Le savoir-faire et, en partie, la capacité de production, sont toujours là.
Avec une volonté politique forte, le problème pourrait se régler assez facilement au niveau des 27. Ce serait compter sans l’exception française.
Deux fois plus que les listes que l’on connaissait
Tout débute par un tam-tam politique, présidentiel et ministériel, laissant entendre que la France va, seule, relocaliser sous un délai bref la production de plusieurs centaines de produits indispensables. C’est un peu risible car, techniquement et économiquement, c’est rigoureusement impossible. Contrairement aux annonces, ce n’est pas en semaines que cela se compte mais en années. Tous les spécialistes du sujet le confirmeront. Dommage effectivement d’avoir perdu au moins dix ans. Exemple : le paracétamol dont on nous annonce depuis des années la relocalisation et qui n’est toujours pas effective, au mépris des accords passés avec l’industriel.
Mais qu’importe, il nous faut une liste de ces fameux médicaments et produits de santé à sécuriser « à tout prix ». Pas trop difficile, même en un temps court, car ce travail a déjà été mené et tenu à jour, en France et ailleurs : plusieurs pays (USA, Danemark, Suisse, etc.) ont depuis des années constitué des stocks sur cette base.
Mais ce serait trop simple. Et la France mérite mieux. On commence par laisser de côté les travaux déjà réalisés et les listes existantes. On laisse également de côté les principales ressources d’expertise disponibles: la Haute autorité de santé qui a justement pour mission de déterminer le caractère indispensable ou anecdotique des médicaments commercialisés sur le sol français ; les spécialistes du médicament (les membres de la Société française de pharmacologie et de thérapeutique ont découvert l’existence de la liste alors qu’ils étaient en congrès à Limoges) ; les représentants des malades et l’industrie pharmaceutique qui tenait à jour une liste de médicaments essentiels. Pour mettre les rieurs de son côté, on confie de plus une partie du travail à l’un des co-auteurs des études de Didier Raoult, celles suspectées d’irrégularités par les autorités elles-mêmes qui enquêtent sur le sujet.
Le 14 juin, le ministère peut enfin communiquer : voici les 450 médicaments essentiels dont la fabrication est à relocaliser en priorité. 450 ! Soit deux fois plus que les listes que l’on connaissait. La nôtre est issue « d’un travail extrêmement rigoureux ayant, sur plusieurs mois, mobilisé plusieurs centaines d’experts de toutes les disciplines médicales concernées s’étant mis d’accord grâce à une approche de résolution des divergences de type Delphi ». Dixit le ministère. Nul ne sait qui sont ces experts car la liste n’en est pas donnée, pas plus que celle de leurs éventuels liens d’intérêt.
Trop forte, la liste !
Dans un premier temps, tout va bien. Les médias relaient la bonne nouvelle. On va pouvoir se mettre au travail, la fin des pénuries est proche.
Las, le ministère ayant eu la franchise ou la confiance de mettre le document en ligne, surprises et stupéfactions se multiplient dès le lendemain. D’abord, comme le laissait craindre le chiffre de 450, on dénombre une bonne centaine de redondances : des médicaments pratiquement identiques surajoutés sans aucune justification ni logique thérapeutique. Plus surprenant, figurent des produits qui étaient déjà obsolètes il y a 15 ans et qui ne sont, de fait, pratiquement jamais prescrits. On trouve également des médicaments considérés comme sans intérêt thérapeutique par les autorités sanitaires elles-mêmes ou dont l’utilisation n’est plus recommandée, voire même déconseillée. Des produits ne correspondant pas à l’indication que leur donne la liste, ou confondus avec d’autres. Bref, en restant modéré, on a l’impression de sacré foutoir. Pus stupéfiant encore, ce sont les manques de ce listing pourtant pléthorique. Pour n’en citer que quelques-uns : les contraceptifs oraux, les anti-inflammatoires, les traitements de la tuberculose (qui repart pourtant en flèche) et les traitements majeurs de l’asthme sévère que sont le salbutamol et les corticoïdes inhalés !
La grande entreprise de com tourne au fiasco
Après un moment de sidération, tout le monde s’y met. Des sociétés de spécialistes, une association de malades affirment ne jamais avoir été contactées, ni même informées ; le partenaire « scientifique » choisi par le ministère se désolidarise, assurant que c’est ce dernier qui a ajouté, sans l’en informer, nombre de médicaments ; la sélection issue d’un consensus d’experts devient difficile à défendre. Beaucoup de spécialistes jugent très improbable que des personnes ayant une pratique clinique puissent avoir cautionné, même en étant distraits, une telle sélection. Ils s’en émeuvent dans la presse. Le 26 juin, la revue Prescrire, grande militante de la prescription juste, relève un grand nombre d’aberrations dans cette « liste d’incohérences, non exhaustive qui trahit un réel manque de rigueur ». La grande entreprise de com tourne au fiasco.
Petit à petit, les choses se précisent : on comprend que la Direction générale de la santé a tenté une synthèse impossible d’injonctions contradictoires sans un vrai pilote ayant la compétence et les épaules requises. On voulait montrer que l’on était parti de la pratique pour ne pas se mettre à dos les médecins (pas vraiment réussi). L’Élysée voulait justifier les aides ciblées visant à soutenir les industriels s’engageant à produire sur le sol français. D’où les médicaments sans intérêt stratégique ni même thérapeutique ajoutés à la demande de Bercy. Il fut même un temps question de faire figurer le Daflon® le médicament des « jambes lourdes » des laboratoires Servier.
Bref, tout serait à recommencer en repartant sur des bases saines. Mais ce type de sortie de crise pourrait être interprété comme une autocritique, ce qui n’est pas vraiment dans l’air du temps. On maintient donc le cap. Mais la digue ayant cédé, il est probable que sous la pression des sociétés savantes et associations les plus remuantes, on va ajouter quelques dizaines ou centaines de produits jusqu’à ce que cet objet à l’objectif mal défini et à l’utilité devenue inexistante soit oublié.
Une question demeure : à partir de quand sera-t-il trop tard ?
Bernard Bégaud