La carte du Vigneron

Chaque mois des cartes, des graphiques, des tableaux, tous inédits, résultats d’études nouvelles. De quoi nourrir nos réflexions en les appuyant sur des faits établis.

À propos des cartes sur la vaccination

Élaborées par moi-même, ces cartes ont été publiées dans Le Monde, le 25 juillet 2021. Nous les republions aujourd’hui avec l’autorisation du journal, pour y revenir un instant, en s’interrogeant sur ce qu’elles disent, les réactions qu’elles ont suscitées, et les limites que l’on doit toujours garder face à elles.

Fractures inattendues ou méconnues

Que disent ces cartes ? Elles permettent de visualiser trois fractures visibles au mois de juillet et, en raison de leur configuration, d’énoncer des hypothèses sur les causes de ces fractures, inattendues ou en tous les cas, inconnues ou méconnues.

La moitié nord et l’ouest de la France apparaissent beaucoup plus vaccinés que le sud-est avec, entre les deux, une zone où la vaccination est proche de la moyenne. Dans ce « Sud-Est » existent tout de même des zones où la vaccination n’est pas aussi faible : le Toulousain, Montpellier, Grenoble, Lyon…

Nettes différences entre centres urbains et périphéries

Un œil acéré remarquera que ces zones sont en réalité situées dans une partie seulement de ces aires urbaines. Les données, prises à l’échelle des intercommunalités, font ressortir partout, notamment en Île-de-France mais en réalité dans toutes les régions, une différence nette entre les grands centres urbains, au-dessus de la moyenne, et les périphéries. Le centre représenté par la ville préfecture, même lorsqu’il est en réalité excentré comme à Dijon par exemple, est davantage vacciné que la périphérie. Cela vaut pour Dijon et la Côte-d’Or, comme pour Clermont-Ferrand, Troyes ou Rodez. Si la ville, même moyenne et une grande partie de la première couronne périurbaine l’entourant sont très vaccinées, à mesure que l’on s’éloigne du centre, le retard paraît toujours plus grand. Cette tendance est confirmée par l’exemple breton, un modèle inversé où les centres urbains, situés sur la périphérie régionale, comme Vannes, Brest ou encore Saint-Malo et Rennes, se trouvent bien plus vaccinés que les espaces au cœur de la région, qui constituent comme une sorte de périphérie « inversée ». Il existe donc partout ou presque un gradient décroissant du centre vers les périphéries les plus lointaines en limite d’un autre département. Il ne va pourtant pas de soi.

Enfin, les communes ou les EPCI (établissement public de coopération intercommunale) les plus riches apparaissent davantage vaccinés que les communes les plus pauvres. Ceci est très net dans les trois métropoles de Paris, Lyon et même à Marseille, au sein d’une étendue pourtant moins vaccinée qu’ailleurs en France. Ce sont ici les disparités sociales et économiques qui ressortent. Dans l’agglomération parisienne, parmi les moins vaccinés, on retrouve les arrondissements populaires du Nord-Est, la Seine-Saint-Denis ou encore l’est de la Seine-et-Marne. À Marseille, on retrouve cette opposition entre « beaux quartiers » et « quartiers défavorisés » : arrondissements du sud de la Canebière d’un côté, arrondissements des « quartiers Nord » de l’autre. Dans la métropole de Lyon, Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Givors, où sont concentrés les quartiers défavorisés, sont les moins vaccinés. À l’inverse, l’ouest parisien et francilien, les 5e, 6e et 7e arrondissements de Marseille et les beaux quartiers lyonnais, au centre, dans les 3e et 6e arrondissements et sur les hauteurs de la Saône derrière Fourvière, concentrent un grand nombre de vaccinés.

Et après ?

À quelque niveau de fracture que l’on se situe, ces observations connaissent des exceptions, mais ces trois fractures territoriales ont un point commun : elles révèlent les effets de l’éloignement. Éloignement sous toutes ses formes : géographique, culturel, économique, social. L’éloignement est un facteur de méfiance, d’incompréhension mutuelle. Or l’appréciation de la distance, des distances, est bien l’affaire du géographe et la carte en rend compte.

La fracture vaccinale recouvre d’autres fractures. L’enseignement est clair : réduire la fracture vaccinale suppose de réduire d’abord ces autres fractures. Cela ne peut se faire que par l’éducation, entreprise de longue haleine. C’est au surplus un investissement nécessaire. Si nous ne pouvons pas savoir ce que sera le « monde d’après », une chose est possible, sinon hélas probable : nous n’en avons pas fini avec ce coronavirus-là ou d’autres. Les modèles montrent qu’il faut vacciner beaucoup de personnes pour éviter l’entretien du virus ou l’apparition de nouveaux variants.

Éduquer, éduquer, éduquer. Ainsi, le retard du Sud-Est constitue un grave défi posé aux politiques vaccinales quand on connaît la recrudescence cet été de l’épidémie dans les Pyrénées-Orientales, l’Hérault ou sur la Côte d’Azur. De même, le gradient décroissant de vaccination du centre vers les périphéries pose le problème de l’organisation des campagnes vaccinales et de l’accès à la vaccination. Est-on allé suffisamment avec un discours adapté vers ces populations lointaines dont certaines sont en situation de relégation de fait, sinon même d’exclusion ? De même encore, la grande fracture Nord et Ouest/Sud-Est pose le problème de l’éloignement des centres de commandement ou celui du degré d’intégration des territoires du Sud-Est.

Une carte ne démontre rien

J’ai le regret que certains confondent démarche scientifique et propos parfaitement gratuits qui, au mieux, pourraient constituer des hypothèses de travail mais qui ne sont en rien des « explications » comme ils le prétendent. Corrélation n’est pas raison. Ceci entretient la confusion dans les esprits et donne des sciences humaines une image bien peu scientifique et hélas bien peu humaine aussi… Car au fond, il y a souvent derrière ces explications toutes faites bien des clichés petits-bourgeois qui révèlent un mépris de classe : les banlieues, les gens du Sud, la sagesse de l’Ouest… Plus grave encore, ceci ne remet aucunement en cause les mécanismes de domination sociale qui sont pourtant clairement à l’œuvre dans ces inégalités comme dans tant d’autres.

Ces regrets s’augmentent de celui-ci : regret que l’approche géographique des questions de santé qui, certes, a progressé depuis une vingtaine d’années, soit encore souvent bien limitée, pour ne pas dire superficielle et trop souvent utilisée comme une simple illustration, un faire-valoir, un prétexte à plaquer des explications toutes faites. Cela ne permet pas de mesurer à quel point la carte est un puissant outil de compréhension du réel. Il faut ici se souvenir qu’en soi, une carte ne démontre rien, elle montre, elle suggère : c’est un outil heuristique. C’est bien la raison pour laquelle une carte devrait toujours être accompagnée de son commentaire. Ce commentaire devrait toujours se composer de deux parties : une description destinée à attirer l’attention ; une série d’hypothèses qui en découlent. Alors peut commencer la recherche proprement scientifique, celle des causes.

J’ai le regret aussi que ce que beaucoup appellent une approche géographique se limite à des échelles inadaptées à ce qui est étudié et choisies seulement en fonction de l’endroit d’où on parle, alors qu’il faut mêler les échelles d’observation pour comprendre. Du local au global, en passant par des cases intermédiaires, ce qui se répète aux différentes échelles conduit souvent à l’identification de la cause.

Voici donc le vrai constat. On ne fait pas de bonne géographie en regardant les cartes et en plaquant sur elles un propos, qui finalement ne fait que révéler l’idéologie de celui qui parle. La carte et les territoires sont bien plus que des prétextes. Ce ne sont pas davantage de simples contenants qui détermineraient les hommes (les « Méridionaux », les « Ch’ti »), ce sont des contenus, c’est-à-dire des espaces organisés et vécus par ceux qui y habitent, avec leur culture, leurs habitudes, leur façon de vivre et de penser, leur façon aussi de voir Paris qui, souvent, n’est pas plus curieuse que la façon dont certains voient la France au-delà de la porte d’Orléans ou passée la gare du Nord.

Emmanuel Vigneron