Jean-Paul Lanquetin, un combat contre la contention

Il est unique, obstiné, précis. Depuis des années, cet infirmier de secteur psychiatrique, aujourd’hui à la retraite, a travaillé sur les mesures coercitives, en particulier sur la contention pour pouvoir mieux s’y opposer. Avec des collègues sociologues et infirmiers, il en a même fait un objet de recherche, à travers PLAID-Care (Psychiatrie et libertés individuelles), un laboratoire qui étudie le fonctionnement des établissements psychiatriques n’ayant pas ou peu recours à des mesures de contrainte, afin de dégager les leviers d’une discipline plus respectueuse des libertés individuelles.

Il est venu à VIF nous raconter son parcours. Et nous donner des envies de se battre.

Qui suis-je ?
J’ai été infirmier pendant quarante-cinq ans en secteur psychiatrique, dont plus de trente ans au centre hospitalier de Saint-Cyr-au-Mont d’or. J’ai connu un parcours hospitalier assez classique, débutant dans un service où il y avait 95 patients pour seulement deux infirmiers, parfois trois. C’était l’asile. Je suis arrivé dans un monde et un univers qu’il paraissait souhaitable de ne pas le reproduire. Au bout de quelques années, notamment après la mise en déshérence de notre diplôme spécifique dans les années 1990, je me suis orienté vers la recherche en soins infirmiers pour essayer de donner des bases un peu solides à nos pratiques. Et c’est comme cela que j’ai travaillé sur la contention.

L’absence de liens entre ces pratiques et les troubles
dont souffraient les patients

L’histoire de la coercition et de l’isolement m’a toujours intéressé. Je l’ai vécue en direct. Au début de ma carrière, je n’avais eu jamais eu recours à la contention mécanique, nous n’en n’avions pas, puis progressivement sont apparus les chambres d’isolement (CI). Et en même temps, j’ai découvert des pratiques très différentes qui variaient selon les hôpitaux mais aussi selon les secteurs. J’ai noté que, bizarrement, c’était le vendredi soir après 17h00 que l’on avait beaucoup plus recours à ces pratiques d’hospitalisations sous contrainte que le reste de la semaine.
Mon premier article, je l’ai écrit il y a trente ans sur la manière dont les soignants appliquaient le « cadre de soins », et l’on voyait alors des variations de 1 à 4 dans le recours aux CI. Le plus impressionnant était le lien ou plutôt l’absence de liens entre ces pratiques et les troubles dont souffraient les patients. C’était autre chose qui était en jeu. Toutes les années qui ont suivi ont confirmé ce point, et c’est d’ailleurs l’élément enfin objectivé qui est ressorti en premier du rapport de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes) de 2024 : l’extrême variabilité des pratiques, et donc au final la perte de chance pour les malades. Faut-il le noter que cette variabilité ne serait jamais supportée dans une autre discipline médicale ? En psychiatrie, oui. Pourquoi ? L’autre chose qui émergeait est que le recours à ces pratiques a toujours été un domaine secret, discret, difficile à aborder publiquement, et cela même à l’intérieur d’une institution.

Des dates importantes
À mes yeux, la réforme de 1991, avec le changement dans les placements en hospitalisation, a été décisive. Cela me rappelait que lorsque que j’ai commencé ma carrière 90% des hospitalisations étaient sous contrainte. En 1991-92, on est arrivé à un peu plus de 10% d’hospitalisation sous contrainte dans les files actives hospitalières. Et puis cela a augmenté, et nous sommes désormais autour de 25%, c’est-à-dire une augmentation nette. Parallèlement, les pratiques de coercition et d’isolement ont été en hausse ces dernières décennies.
Un autre point important a été la réforme des diplômes, avec la fin d’un diplôme spécifique d’infirmier psychiatrique. Avant 1979, nous avions 1 380 heures de formation théorique, maintenant, c’est à peine 100 heures, soit une baisse de plus de 90%. Des besoins en hausse et une logique de formation soustractive.

Puis il y a eu le rapport de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (Anaes) de 1998, avec la publication d’un audit sur les chambres d’isolement. Les pratiques d’isolement devenaient visibles. Elles commençaient à se répandre et cet audit visait à mieux les encadrer, voire à mieux les médicaliser. Le premier point de ce rapport a été de recommander de recourir le moins souvent, le moins longtemps possible, et dans les meilleures conditions possibles à ces pratiques. Tout le monde a oublié les deux premiers points au profit du troisième, qui a été perçu comme des recommandations de bonnes pratiques. Nous sommes ainsi entrés dans une logique qui a été de passer des chambres d’isolement en chambres de soins intensifs (CSI) : l’isolement est devenu thérapeutique. Et cela, alors que les études scientifiques montraient que le recours à la CI n’était pas lié à un quelconque bénéfice thérapeutique démontré pour le patient, et soulignaient surtout les aspects négatifs de la contention, à moyen et long terme pour le patient.

Toute une génération a ainsi été formée avec cette idée que les chambres d’isolement seraient thérapeutiques. En somme, selon le principe que si je « cadre » le patient, je soigne, donc si je l’hyper-cadre, eh bien j’hyper-soigne. Et l’on arrive à cette notion de soins intensifs qui occulte la restriction, voire la sur-privation des libertés avec la contention. Toute une génération a été nourrie par cela.
Pourtant, recourir à une privation de libertés obligeait les soignants à travailler à une discrimination permanente entre thérapeutique, sécuritaire et punitif. Les conséquences sont fortes. Avec cette notion de soins intensifs, dénué de cadre réglementaire en psychiatrie, nombre de soignants ont été valorisés dans des pratiques de privation de libertés. Alors que la dimension intensive du soin se situe justement en amont de la décision d’une mesure de restriction.

En 2003, il y a eu les États généraux de la psychiatrie à Montpellier, nous étions 2 000 et je crois que c’est là qu’il y a eu le lancement d’un premier signal d’alerte et symptôme de dégradations de la psychiatrie publique, avec le recours important de recours aux mesures d’isolement et de contention.
Puis on arrive en point d’orgue au discours à l’hôpital d’Antony, en 2008, un discours terriblement sécuritaire de Nicolas Sarkozy, alors président de la République.

Les premières questions prioritaires de constitutionnalité
C’est en 2011, pourrait-on dire, que le mouvement a commencé à s’inverser, avec les premières questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) : des patients ont utilisé la loi de 2007 pour porter la question constitutionnelle des libertés individuelles dans le champ de la psychiatrie auprès du Conseil constitutionnel. Onze QPC ont été déposées, cinq ont été retenues (en 2011, 2013, 2016, 2021 et 2022), obligeant les parlementaires à légiférer sur ces questions de privation de libertés.
Dans toutes ces années-là, il n’y a pas eu de fléchages, ni de grandes orientations ministérielles. Il n’y a pas eu de décision politique, ni même de portage par la discipline ou par le médical sur ces questions, ceux-ci se contentant de suivre à marche forcée un calendrier législatif fixé par d’autres… C’est donc par le biais des QPC, c’est-à-dire par le corps social qui a réagi, que la discipline a été obligée de bouger.
La seule intervention politique a été le rapport sur la psychiatrie du député Denys Robillard en 2016, avec le passage d’une notion de prescription à celle de décision, la demande de tenue de registres de ces pratiques de contrainte, et le souhait de la création d’un observatoire. Celui-ci ne verra jamais vu le jour.

Une incroyable variation des mesures de contraintes

C’est dommage car un registre permet des analyses comparatives entre pratiques. Et ce n’est finalement que depuis très récemment que l’on a des registres, et que l’on a enfin pu comparer et mesurer les pratiques. Aujourd’hui, on sait que pour la contention, cela va de 1 à 35, une incroyable variation retrouvée dans toutes les mesures de contraintes : le taux des hospitalisations sous contrainte peut varier de 1 à 7 pour les soins psychiatriques sur demande d’un tiers (SPDT), de 1 à 20 pour les soins psychiatriques sur décision du représentant de l’État (SPDRE), et les soins psychiatriques sans consentement en cas de péril imminent (SPI) de 1 à 60. Avec toujours ce constat : la variabilité des recours à ces mesures n’est pas directement corrélée à la sévérité des troubles.
Autre date importante, à partir de 2016 avec Adeline Hazan, contrôleure générale des lieux de privation de libertés (CGLPL), dont les actions et le regard ont contraint la profession à ne plus détourner les yeux sur ce qui se passait. Notamment avec la parution au Journal officiel de recommandations, obligeant certains établissements à cesser leurs pratiques attentatoires à la liberté et la dignité des patients. L’hôpital de Bourg-en-Bresse a été le premier. D’autres hôpitaux ont alors peu à peu mis des plans de prévention, et des équipes s’en sont saisis.

Où en est-on désormais ?
Avec quels résultats, me direz-vous ? Alors que je pensais qu’il fallait dix ans pour changer les pratiques, ma stupéfaction a été de voir des équipes qui ont réussi à changer leurs pratiques en quelques mois. Je pensais qu’il fallait un sous-bassement théorique et un adossement conceptuel solide pour changer le cœur de cette pratique. Or les équipes y arrivaient de manière pragmatique, surtout après les recommandations du CGLPL, mais le sous-bassement théorique n’est pas pour autant inutile car c’est lui qui permet de durer dans le temps et de garder le cap. On le voit dans les études PLAID-Care. Cela veut aussi dire que sur ces questions, il n’y a rien d’acquis, il n’y a pas d’effet cliquet. Mais les avancées réglementaires ne sont pas pour autant négligeables.

Reste qu’il est difficile de faire un état des lieux. On constate aussi que ces derniers, certes minoritaires, représentent malgré tout presque 10% de l’échantillon étudié sur base déclarative par l’Irdes, à savoir 18 établissements sur 204. Donc même si c’est peu, ce n’est pas pour autant anecdotique.

Ceux qui ne font pas de contention prescrivent moins aussi

Mais ce n’est pas gagné. Le sentiment qu’« on ne peut pas faire autrement » reste assez solidement, comme les fausses idées : une notion d’incrédulité teintée de suspicion est ainsi attachée aux services qui ne font pas de contention ni d’isolement, avec l’idée que s’ils n’attachent pas leurs patients, c’est qu’ils ont des patients « faciles ». Ou qu’ils se reportent sur des contentions chimiques ou se déchargent sur d’autres équipes. Or l’étude de PLAID-Care permet de montrer qu’il n’y a pas de phénomène de report, ce serait même plutôt l’inverse. En effet, ceux qui ne font pas de contention prescrivent moins aussi. Et ils n’envoient pas plus patients difficiles dans les unités pour malades difficiles (UMD).

ÉCHANGES

Paul Machto : Nous nous sommes battus, certes tardivement, pour que le terme de prescription médicale ne soit pas utilisé pour l’usage de la contention ou de l’isolement. Et pour que soit utilisé le terme de décision. Cela a été une bagarre interne, y compris avec les syndicats de psychiatres.

Jean-Paul Lanquetin : Avec la loi de 2016 encadrant la contention et l’isolement, il y a eu l’apparition de la notion, très controversée, de dernier recours. Cette notion est confuse, car l’important n’est pas le dernier recours, mais l’éventail de ressources et de possibilités alternatives. Il y a des équipes qui sont très appauvries dans leurs pratiques, et sont rapidement en situation de dernier recours. En cela, les pratiques, l’étendue des répertoires de ressources de prévention et de désamorçage, sont fortement corrélées à la formation des soignants.
Parallèlement, on dit et on entend qu’il faut des moyens pour diminuer le recours à la contention, mais des moyens pour quoi faire ? Si c’est pour mettre une quatrième infirmière avec ses collègues enfermées dans leur bocal, à quoi cela servira-t-il ? Si c’est, au contraire, pour permettre à des infirmières dans des relations directes avec les patients, alors oui il faut des moyens.
PLAID-Care nous a montré que les attributions de ressources en soignants n’étaient pas plus importantes que les moyennes nationales. Par contre, les organisations qui changent et qui évoluent ont toutes un point commun : elles augmentent significativement le temps soignant mis à la disposition du patient. Cette offre majorée de disponibilité agit comme un facteur de prévention de tension et des crises, favorisant les constructions d’alliances thérapeutiques précoces.
Il y a, enfin, les directives anticipées en psychiatrie (DAP), un outil précieux qu’on appelle parfois le plan de crise conjoint (PCC) ou plan de prévention partagé. Elles sont ouvertement recommandées dans le rapport 2016 de la Haute Autorité de santé – un excellent travail – qui a été bien peu utilisé ou référé par les institutions. Quand il y a des plans de prévention, cela se traduit par la diminution d’un tiers des recours à la coercition, mais surtout la culture du lieu change : on passe d’une logique de paternalisme médical à une logique partenariale où l’on va s’appuyer sur les compétences et les ressources du patient.

La question de la peur ou de la rencontre vers la folie demeure 

L’avenir ?
Cela va mieux. Hier, la contention était largement perçue comme thérapeutique. Aujourd’hui, peu osent défendre cette position, et ceux qui le font le proclament moins fort. Mais ils existent, ils sont là, car je le rappelle, c’est toute une génération qui a été biberonnée à cette terminologie incantatoire de soins intensifs et d’isolement thérapeutique. Aujourd’hui, il y a un mouvement d’interrogation et la volonté de pratiques plus vertueuses. L’image et l’attractivité de la discipline passent aussi par là. Mais la question de la peur ou de la rencontre vers la folie demeure.

Quels établissements n’en pratiquent pas du tout ? Dans PLAID-Care, on s‘est intéressé à des établissements qui avaient une longue antériorité de culture ancrée de non pratiques de contention et de faible recours à la coercition. Ce sont des établissements qui n’en font pas depuis plusieurs décennies. Ainsi, l’hôpital Valvert, près de Marseille a été ouvert en 1972, il n’y a jamais eu du matériel de contention dans ce lieu et cinquante ans après, il n’y en a toujours aucun. Idem pour le centre hospitalier de Laragne dans les Hautes-Alpes. Avec PLAID-Care, nous avons cherché à savoir comment ces lieux ont pu traverser cette période sécuritaire si forte. De fait, ils ont fait le dos rond, ils sont restés, discrets, invisibles mais vivant. Un seul en a fait une marque publique, c’est le secteur 59G21, près de Lille, du Dr J-L Roelandt qui a, lui, beaucoup communiqué sur le sujet. On a noté quatre critères dans les établissements qui ne font pas de contention : la compétence des équipes, l’ensemble d’un management près des patients, les directions qui ne tirent pas contre, et enfin le partage d’une contre-culture du risque partagé à tous les étages, à tous les niveaux.

Reste qu’en France, il n’y a jamais eu un fléchage national ou d’objectifs chiffrés sur ces questions. L’Irlande a fait une directive nationale pour que les 83 établissements du pays diminuent de 50% la contention, et ils l’ont réalisé en cinq ans. La Nouvelle-Zélande a arrêté la contention-isolement, le Danemark a mis en place un programme de diminution de 50% des pratiques de contention en trois ans, et ils y sont parvenus en moins de trois ans. C’est donc possible, alors que chez nous, on continue à la pratiquer. Pire, en novembre 2023, avec les autorisations d’activité en psychiatrie avec soins sous contrainte, qui exigent que les unités et les centres hospitaliers disposent de CI. Quid des services qui n’en n’ont pas ? Ils doivent en construire une pour ne pas l’utiliser. Quel est le message de fond ?

Le premier apaisement résulte dans le vivre avec, être ensemble

Philippe Artières : À Trieste, on note que la santé communautaire qui avait été mise en place dans les années 1970 est aujourd’hui remise en cause avec l’extrême droite au pouvoir. Le contexte politique n’est-il pas déterminant ?

J-P. L. : PLAID-Care a montré que les expériences continuent quelle que soit l’époque. Quelles que soient les pratiques, on retrouve les mêmes critères : un regard sur l’humain qui embrasse l’altérité, le temps passé près des patients, c’est cela qui ressort. Le premier apaisement dans une unité de soins résulte dans le vivre avec, être ensemble.
Aujourd’hui, à mes yeux, la contention est une pratique dégradante. On rencontre des patients qui, des mois, des années après, se souviennent de tout, marqués en profondeur. Cette hypermnésie porte sur les personnes, les mots, les attitudes au moment du déroulé de la mesure. Moi, je préconise d’expérimenter la contention, de se faire attacher soi-même, et puis de faire un retour d’expérience, de confronter les éprouvés sur ce que c’est d’être attaché. Et là, on voit que le retour des patients et des volontaires est le même en termes phénoménologiques, en termes de vécus : c’est une expérience insupportable. On doit arriver à s’en passer, on peut s’en passer. Certains s’en passent depuis longtemps, intéressons-nous à leurs pratiques, partageons ces savoirs, ces compétences et ces organisations.

Quels leviers pour avancer ? Il reste des flottements au niveau national. Depuis la loi 2016 et les recommandations en urgence de la CGLPL, j’ai compris que pour penser la contrainte, il faut être contraint. Le levier, c’est la participation des usagers, revenir aussi aux fondamentaux du soin : notre métier est de soigner, et non d’assurer une surveillance périmétrique et de faire du gardiennage. Notre enjeu est de créer des liens précoces, pas de poser des liens mécaniques.