« Je raconte ce que j’ai vu »

Dorothea Dix a beau être une pionnière de la défense des aliénés, elle est surtout une des figures invisibilisées de l’histoire de la santé mentale dont le combat a été redécouvert depuis vingt années outre-Atlantique avec la publication de plusieurs biographies (dont celle de David L. Gollaher, Voice for the Mad : The Life of Dorothea Dix, parue à New York en 1995). Dorothea Dix (1802-1887) consacra sa vie à la défense des aliénés et à l’amélioration de leurs conditions de vie au sein des institutions en Amérique du Nord.

Dorothea Dix est née à Hampden (Maine), en 1802. Ses parents souffrant d’alcoolisme, elle est élevée pieusement par sa grand-mère à Boston. Des problèmes de santé répétés l’empêchent de poursuivre ses études d’infirmière. Ses médecins l’encouragent à voyager en Europe, où elle fait la rencontre de réformateurs intéressés aux soins des malades mentaux : Elizabeth Fry et Samuel Tuke, fondateur du York Retreat pour les malades mentaux. Elle prend aussi connaissance des travaux de Philippe Pinel et de son « traitement moral ». Juste après la mort de sa grand-mère, elle retourne à Boston en 1837, et profite de son héritage pour subvenir à ses besoins et se livrer à des œuvres de charité. En 1841, Dix donne des cours d’école du dimanche aux détenues de la prison d’East Cambridge. Lors de ses séances, elle est témoin des mauvais traitements des personnes atteintes de maladies mentales. Ce constat est déterminant dans l’existence de D. Dix qui décide de consacrer sa vie à cette cause : elle commence par enquêter dans le Massachusetts et, en 1843, envoie un mémoire devant l’Assemblée de l’État, pour dire ce qu’elle a vu. C’était alors le seul moyen par lequel une femme pouvait participer à la vie politique en Amérique. Ce témoignage devant le pouvoir législatif devait être lu par un représentant masculin à haute voix. C’est ce texte que nous republions ci-dessous.

Dorothea Dix (archives)

Les années suivantes elle fait de même dans plusieurs États : le 25 mars 1845, un projet de loi est adopté pour la création d’un établissement d’État dans le New Jersey. Puis dans le New Hampshire et en Louisiane, elle enquête encore et envoie des rapports aux élus des États concernés. En 1847, D. Dix rend un nouveau rapport sur la situation dans l’Illinois, les représentants adoptent une loi, et la construction du premier hôpital psychiatrique d’État est votée. Il en sera de même en Caroline du Nord quelques années après.
Au cours de la guerre civile américaine, elle développe de nouvelles méthodes d’infirmerie qui contribuent à sa notoriété. Hostile aux thèses abolitionnistes, elle ne prend pas part à la lutte contre l’esclavage.
Fragilisée par sa maladie, Dorothea Dix passe les dernières années de sa vie dans une suite spécialement conçue à l’hôpital d’État du New Jersey où elle meurt le 17 juillet 1887.

« Messieurs,

[…] Il y a environ deux ans que les loisirs m’en offraient l’occasion, et le devoir me poussa à visiter plusieurs prisons et hospices dans les environs de cette métropole. J’ai trouvé, près de Boston, dans les prisons et les asiles pour pauvres, une classe nombreuse mise en relation inappropriée avec les criminels et la masse générale des pauvres. Je fais référence aux idiots et aux aliénés, vivant dans des circonstances non seulement défavorables à leur propre amélioration physique et morale, mais produisant des désavantages extrêmes pour toutes les autres personnes associées à eux. Je m’appliquai avec diligence à rechercher les causes de ces maux, et cherchai à y apporter des remèdes. À mesure qu’un obstacle était surmonté, de nouvelles difficultés apparaissaient. Chaque nouvelle enquête a été approfondie par la conviction que ce n’est que par une législation décidée, prompte et vigoureuse que les maux dont je parle et que je vais illustrer plus en détail peuvent être réparés.

Je serai obligé de parler avec beaucoup de simplicité et de révéler bien des choses révoltantes au goût et devant lesquelles ma nature de femme se répugne avec une sensibilité particulière. Mais la vérité est la considération la plus élevée. Je raconte ce que j’ai vu – douloureux et aussi choquants que soient souvent les détails – afin que vous puissiez ressentir plus profondément l’obligation impérative qui vous incombe d’empêcher la possibilité d’une répétition ou d’une continuation de tels outrages contre l’humanité. Si je vous inflige de la douleur et vous horrifie, c’est pour vous faire connaître des souffrances que vous avez le pouvoir de soulager, et vous faire courir au secours des victimes de la barbarie légalisée. Je viens présenter les fortes revendications de l’humanité souffrante. Je viens présenter devant la législature du Massachusetts la condition des misérables, des désolés, des exclus. Je me présente en défenseur des hommes et des femmes impuissants, oubliés, fous et idiots ; d’êtres plongés dans un état dont les plus indifférents repartiraient avec une réelle horreur ; d’êtres misérables dans nos prisons, et encore plus misérables dans nos hospices. Et je ne peux pas supposer qu’il soit nécessaire d’employer une persuasion sincère ou un argument obstiné pour arrêter et fixer l’attention sur un sujet, d’autant plus pressant dans ses affirmations qu’il est révoltant et dégoûtant dans ses détails. Je dois me limiter à quelques exemples, mais je suis prête à fournir d’autres détails plus complets, si nécessaire. Si mes tableaux sont déplaisants, grossiers et sévères, mes sujets, il faut se le rappeler, n’offrent aucun trait tranquille, raffiné ou composé. La condition des êtres humains, réduits aux états les plus extrêmes de dégradation et de misère, ne peut être exposée dans un langage adouci ni orner une page polie.

Enchaînés, nus, battus à coups de verges et fouettés

Je voudrais, Messieurs, attirer brièvement votre attention sur l’état actuel des aliénés enfermés au sein de ce Commonwealth, dans des cages, des placards, des caves, des stalles, des enclos ! Enchaînés, nus, battus à coups de verges et fouettés pour obéissance ! En énonçant des faits froids et sévères, je me sens obligée de me référer à des personnes et bien sûr d’indiquer des localités. Mais c’est sur mon sujet, et non sur des localités ou des individus, que je désire fixer mon attention ; et je parlerais aussi gentiment que possible de tous les surveillants, gardiens et autres officiers responsables, estimant que la plupart d’entre eux n’ont pas commis d’erreurs non pas par dureté de cœur et par cruauté volontaire, mais plutôt par manque d’habileté, de connaissances et de considération. La familiarité avec la souffrance, dit-on, émousse les sensibilités, et là où la négligence trouve une place, les autres blessures se multiplient. Ce n’est pas tout, car on peut ajouter à juste titre et avec force que, faute de moyens adéquats pour répondre aux besoins de ces cas, il a été absolument impossible de rendre justice dans cette affaire. Les prisons ne sont pas construites en vue d’être transformées en hôpitaux de comté, et les hospices ne sont pas fondés pour servir de réceptacles aux aliénés. Et pourtant, face à la justice et au bon sens, les directeurs sont tenus par la loi de recevoir, et les maîtres des aumônes de ne pas refuser, les sujets aliénés et idiots à tous les stades de maladie mentale et de privation. C’est le Commonwealth, et non ses parties, qui est responsable de la plupart des abus qui ont eu lieu récemment et qui existent encore.

Je le répète, c’est une législation défectueuse qui perpétue et multiplie ces abus. Pour illustrer mon sujet, je propose les extraits suivants de mon carnet et de mon journal :
• Springfield. Dans la prison, une folle, furieuse, indigente d’État, mal située, tant par rapport aux prisonniers, par rapport aux gardiens que par elle-même. C’est un cas d’oubli extrême de soi et d’oubli de toutes les décences de la vie ; les décrire, ce serait répéter seulement les scènes les plus grossières. Son état est bien pire depuis qu’elle a quitté Worcester. Dans l’hospice de la même ville se trouve une femme qui n’a apparemment besoin que de soins judicieux et d’un emploi bien choisi, pour qu’il ne soit pas nécessaire de l’enfermer dans la solitude, dans une chambre morne et non meublée. Ses appels à l’emploi et à la compagnie sont des plus touchants, mais la maîtresse a répondu : « Elle n’a pas eu le temps de s’occuper d’elle. »
• Northampton. Dans la prison, tout récemment, se trouvait un jeune homme violemment fou, qui, comme j’ai été informée à la prison, n’avait pas reçu de soins médicaux et n’était revenu d’aucun hôpital. Dans l’hospice, les cas de folie ne sont plus marqués par des abus et témoignent des soins judicieux de la part des gardiens.
• Williamsburg. L’hospice compte plusieurs aliénés qui ne sont pas soumis à un traitement approprié. Aucun abus intentionnel apparent.
• Rutland. L’apparition et le rapport des aliénés à l’hospice ne sont pas satisfaisants.
• Sterling. Un cas terrible ; gérable dans un hôpital ; à l’heure actuelle, elle est peut-être aussi bien contrôlée que le permettent les circonstances d’un cas aussi extrême. Un hospice, mais totalement faux par rapport à la pauvre folle, aux pauvres en général et à ses gardiens.
• Burlington. Une femme déclarée très folle ; chambre et lit corrects ; mais on ne lui permettait pas de se lever plus souvent, dit la maîtresse, « que tous les deux jours : c’est trop de peine ».
• Concord. Une femme de l’hôpital dans une cage à l’hospice. Dans la prison, plusieurs, convenablement soignés en général, mais mal placés dans une prison. Violents, bruyants, ingérables la plupart du temps.
• Lincoln. Une femme en cage.
• Medford. Un sujet idiot enchaîné, et un autre dans une stalle fermée depuis dix-sept ans.
• Pepperell. On est souvent enchaîné doublement, les mains et les pieds ; un autre violent ; plusieurs paisibles maintenant.
• Brookfield. Un homme en cage, confortable.
• Granville. On est souvent étroitement confiné ; il perd maintenant l’usage de ses membres par manque d’exercice…

Ils ne méritent pas de meilleurs soins !

Je dois ici remarquer que des mesures sévères, destinées à faire respecter la règle, ont été ouvertement révélées en de nombreux endroits. Je n’ai pas vu de châtiment administré par des coups de fouet, et dans de rares cas j’ai vu des verges et des fouets, mais j’ai vu des coups infligés, à la fois passionnément et à plusieurs reprises. On m’a demandé si j’avais enquêté sur les causes de la folie ? Non, je ne l’ai pas fait ; mais on m’a dit que ce renversement des plus calamiteux de la raison est souvent le résultat d’une vie de péché ; on ajoute parfois, mais rarement, qu’ils doivent en subir les conséquences ; ils ne méritent pas de meilleurs soins !…
Pouvions-nous imaginer nous mettre à la place de certains de ces pauvres malheureux, privés de raison, désertés d’amis, désespérés ; des troubles extérieurs et des troubles plus mornes à l’intérieur, accablant les ruines de l’esprit comme « une large brèche des eaux », comment devrions-nous, une fois la terrible illusion rejetée, non seulement offrir l’offrande de remerciement de la prière, qui une destruction aussi puissante n’avait pas submergé notre nature mentale, mais comme une offrande plus acceptable, nous nous consacrions à soulager cet état dont nous sommes si miséricordieusement épargnés…

Hommes du Massachusetts, je vous en supplie, j’implore, j’exige pitié et protection pour ceux de mon sexe souffrant et indigné !

[…] Ici, vous mettrez de côté l’esprit froid et calculateur d’égoïsme et d’égoïsme ; se débarrasser de l’armure des conflits locaux et de l’opposition politique ; ici et maintenant, pour une fois, oubliant ce qui est terrestre et périssable, montez dans ces salles et consacrez-les d’un seul cœur et d’un seul esprit aux œuvres de justice et aux justes gardiens des droits solennels qui vous sont confiés. Relevez ceux qui sont tombés ; secourez les désolés ; relevez le paria ; défendez les impuissants ; et pour votre éternelle et grande récompense, recevez la bénédiction… « Well done, good and faithful servants, become rulers over many things ! »

Extraits de Dorothea Dix, Memorial to the Legislature of Massachusetts
(Boston: Munroe et Francis, 1843)

Traduction de Philippe Artières