« Je n’imagine pas qu’il ne se passe rien »

Les membres de la convention citoyenne (photo CESE)

En ces temps de démocratie grise, où les échanges tournent vite aux échanges d’injures, où les conflits sont perçus comme des échecs, ce qui vient de se passer avec la Convention citoyenne sur la fin de vie apparaît comme une belle éclaircie. Pendant des semaines, ils étaient 184 citoyens ; ils ont parlé, échangé, confronté, sur un thème où l’on avait pris à l’habitude de ne plus s’écouter. Et au final, ils ont adopté un long rapport, précis et passionnant.

Sandrine Rui les a accompagnés. Sociologue, enseignante-chercheure à l’université de Bordeaux, elle avait beaucoup travaillé sur la démocratie participative et ses nouvelles formes. C’est à ce titre qu’elle a fait partie du comité de gouvernance de cette Convention citoyenne sur la fin de vie qui s’est donc tenue cet automne et cet hiver, rendant son avis le mois dernier en réponse à la question posée : « Le cadre d’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ? »

Sandrine Rui

Elle détaille pour VIF le fonctionnement de cette Convention et revient sur les surprises de ces mois partagés. Notant, comme bien d’autres, que cette Convention a bien fonctionné, à la grande satisfaction de ses membres.


Le rapport de la Convention a donc été rendu public. Ça y est, tout est fini ? Chacun est rentré chez soi ?
Pas exactement. Certes, les sessions de travail des citoyens comme le travail en continu du comité de gouvernance, tout cela s’est arrêté. Mais nous allons faire un retour d’expérience, avec un bilan de notre travail. Et nous allons avoir des bilans avec les citoyens, à six mois, un an, et bien sûr, regarder la suite qui sera donnée ou pas à la Convention citoyenne. Il y a des rendez-vous programmés.

Nourrir l’esprit de la loi.

En quoi cette convention s’est-elle déroulée différemment des autres ?
Ce n’est jamais que la seconde au plan national, même s’il y a eu d’autres conventions à plus petite échelle dans les régions, dans les territoires. C’est devenu un dispositif participatif qui attire.
Dans le cas précis, la différence forte avec la Convention climat, est que le rôle du Conseil économique et social et environnemental (CESE) était plus clair grâce à la loi organique de 2021. C’est lui qui était le maître d’œuvre. Il a désormais des prérogatives, un rôle, il s’est donc organisé, avec une forte volonté d’être le carrefour de la participation citoyenne. Bref, un portage clair, ce qui n’était pas le cas dans le cas du climat. Avec, en plus, un statut d’indépendance plus marqué.
Autre différence, nous sommes arrivés après, et nous avons logiquement tiré les leçons de la Convention climat. Notamment, le mandat des citoyens a été énoncé plus clairement : non pas écrire la loi mais contribuer au débat national sur la fin de vie et donc, le cas échéant, nourrir l’esprit de la loi. Ce qui n’est pas une mince distinction.

On dit souvent que pour qu’une convention soit réussie, il faut que la question posée soit bien formulée.
Oui. Et c’était le cas. La question était ouverte, autour du cadre d’accompagnement sur la fin de vie. Différents thèmes pouvaient être ainsi abordés : les moyens, les soins palliatifs, le système de santé, l’aide active à mourir. Ce n’était pas une question enfermante où il fallait trancher par oui ou non, tout en étant un sujet à controverse. Les citoyennes et citoyens ont ainsi pu explorer cette controverse, travailler les arguments et prendre aussi position avec un certain nombre de nuances.

Y a-t-il eu des nouveautés dans le déroulement ? De l’extérieur, on a par exemple assisté à un souci de communication régulière.
Ce n’était pas un exercice sous cloche. Il y avait une volonté de transparence, même si les citoyens nous disaient souvent se lasser d’avoir la presse sur le dos. Il n’empêche, la publicité des débats était un préalable, et cela allait avec un fort degré d’ouverture. Nous avons eu en interne des votes réguliers pour protéger l’expression des groupes de travail. C’était une exigence. Ce principe de publicité devait rejoindre celui de transparence. Rien ne devait paraître opaque, ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Il y a eu le souci d’être en permanence ouvert sur l’extérieur, avec la presse mais aussi avec des chercheurs qui ont suivi tout le déroulement …

La règle était claire : pour trancher, si nécessaire, on votait.

Qui décidait formellement ? Qui avait le dernier mot ? Les citoyens ? Le comité de gouvernance ?
Il y avait des arbitrages à rendre, mais les citoyens ne se laissaient pas gouverner comme ça. Ils pouvaient exprimer des doutes et nous, dès le départ, on a décidé de soumettre au vote les questions qui se posaient, en particulier autour de la méthode. On a ainsi fait énormément voter, à la différence de la Convention climat qui, par exemple, avait décidé que des citoyens participaient au comité de gouvernance. On a fait différemment : nous avons associé les citoyens de cette Convention à nos debriefs et aux permanences du comité de gouvernance qui se tenaient à chaque session. C’était indispensable car il y a eu des tangages, des tensions. Parfois, on pensait mal ou faux. Mais la règle était claire : pour trancher, si nécessaire, on votait. Et cela a été très utile.

Des surprises malgré tout ?
Ce qui a pu me surprendre, c’est que s’il faut bien sûr des éléments de méthode – et c’est le rôle et le métier des animateurs que de savoir faire travailler et délibérer 184 personnes- en même temps, il faut pouvoir improviser, sans cesse s’adapter. Une Convention regroupe des gens qui normalement ne se seraient jamais croisés. C’est pour cela que la méthodologie est au départ importante, mais on a vu surtout qu’il fallait beaucoup d’adaptation. Des décisions peuvent se prendre à tout moment, d’une heure après l’autre. C’est parfois compliqué. Il faut savoir se mettre d’accord vite, y compris dans la gouvernance. On ne peut donc pas tout anticiper, il faut savoir faire avec l’imprévu.
Enfin, n’oublions pas que c’est aussi toute une logistique : accueillir 184 personnes, c’est les faire se déplacer, les héberger, créer un cadre convivial, penser aux gardes d’enfants, etc.

Comment était composé le comité de gouvernance ?
Nous étions 14 membres, avec 6 conseillers du CESE et 8 membres de l’extérieur : certains en fonction de leur proximité avec le sujet comme Jean-François Delfraissy, François Stasse, Cynthia Fleury, ou encore Giovanna Marsico, du Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie (CNSPFV) ; d’autres au regard de leurs expériences et expertises en matière de participation citoyenne comme les deux citoyens de la Convention climat, Jean-Pierre Cabrol et Matthieu Sanchez, et les deux chercheures, Hélène Landemore et moi-même.

Ces 184 citoyens, c’était une France en miniature ?
Ce n’était évidemment pas pleinement représentatif, mais l’objectif était bien de s’en rapprocher le plus possible. Onze mille personnes ont été contactées de façon aléatoire, avec l’objectif de composer le panel au moyen de variables classiques par la méthode des quotas. Au final, Il y avait des écarts, avec par exemple une sous-représentation des femmes par rapport à la population générale, ou encore une sur-représentation d’habitants de l’Île-de-France. Mais le groupe était d’une grande diversité : âgés de de 20 à 87 ans, les citoyens venaient de milieux sociaux très différents – chauffeur de bus, aide-soignante, enseignant, chômeur, esthéticienne, médecin… Comme souvent, même avec le tirage au sort, il est difficile de mobiliser des femmes des classes populaires, peu diplômées, car elles avaient du mal à se libérer, d’autant plus que les week-ends de travail commençaient le vendredi à 14h. Dans ce cas particulier, pour leur recrutement, nous avons pu compter sur l’appui d’ATD Quart Monde.

C’est le seul sujet où être à égalité prend pleinement sens.

Des leaders ont dû s’imposer ?
Certains ont pu prendre la parole beaucoup plus que d’autres, surtout dans les moments de séance plénière. Mais il y avait d’autres moments : dans les groupes de travail de 10, de 30, les timides pouvaient sortir de leur réserve, et la parole a bien circulé. Surtout il y a, à mon sentiment, un effet du sujet : la fin de vie, comme la mort, est un sujet de gravité indéniable, cela impose une forme de respect de l’autre. Par ailleurs, c’est le seul sujet où être à égalité prend pleinement sens puisque chacun est mortel et personne ne peut y échapper. Il n’y a, de ce fait, aucune justification à s’imposer comme leader. Cela interdit ce type de posture, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de prises de positions dogmatiques.

Comme autour des convictions religieuses ?
Oui, mais cela était attendu et il allait de soi que les cultes seraient auditionnés. La religion était ainsi présente, elle pouvait l’être au moment des témoignages, mais au moment de la rédaction, on constate que ce n’était pas un argument.

Vous avez souffert de tentations de lobbying ?
À l’intérieur de la convention, chacun est libre d’exprimer ce qu’il veut, et le fait à titre personnel ; personne n’est là pour représenter un groupe. Et il n’y a pas eu de dynamique de groupe concertée. Qu’il y ait eu des tentations de faire passer des messages de la part des experts et des personnes auditionnées, bien sûr … Et cela renvoie à la question du choix des experts. Comment les choisit-on ? Lors d’une des auditions du début, pour les personnels soignants, on s’était tourné vers les structures hospitalières, et il se trouve que la dizaine de professionnels étaient plutôt tous hostiles à une évolution de la loi. Or il était important de rectifier le tir pour les sessions suivantes, pour maintenir l’équilibre et le pluralisme dont nous étions garants. Il fallait s’adapter là encore.

Et les organismes, comme la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) ou l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) ?
Les représentants respectifs de la SFAP et de l’ADMD sont venus et ont été auditionnés dans le cadre d’un débat contradictoire. Ce fut un moment très utile et de grande qualité : c’est d’ailleurs bien le propre d’une convention citoyenne que de permettre aux citoyens de se nourrir de ce type de confrontation de points de vue. Au final, les citoyens ont eu, nous ont-ils dit, le sentiment d’un vrai pluralisme, ils se sont sentis encadrés mais jamais orientés.

S’il ne se passait rien, ce serait alors un très mauvais coup.

Et maintenant ? Et surtout, que se passe-t-il s’il ne se passe rien ?
Il faut sans doute distinguer deux choses : qu’il ne se passe rien, ou que l’avis ne soit pas suivi n’appellerait pas les mêmes commentaires. Dans le second cas, on pourrait considérer que c’est le jeu démocratique. Mais que dire ? Le rapport est plutôt en écho avec les sondages. Lors de sa remise, le président de la République aurait pu se taire, juste remercier pour le travail accompli. Mais il a fait des annonces, aussi bien pour le développement des soins palliatifs que pour l’aide active à mourir en demandant au gouvernement de proposer un projet de loi à l’automne. Ce n’est pas rien.
Pour ma part, je n’imagine pas qu’il ne se passe rien. Quoi qu’il en soit, il sera important que l’exécutif revienne vers les citoyens, pour leur dire « voilà ce que nous avons fait de votre travail, voilà ce que l’on vous doit ». Faire preuve de redevabilité est essentiel surtout dans le moment de défiance à l’égard des institutions et des autorités que nous connaissons.
Mais pour revenir à votre question, s’il ne se passait rien, ce serait alors un très mauvais coup porté non seulement à l’enjeu de la discussion, à la fin de vie et aux conventions citoyennes.

Ne peut-on pas, pour autant, s’inquiéter de ces conventions qui se multiplient, remettant implicitement en cause les experts ou élus ?
Cette crainte est légitime. Mais dans le cas présent, la convention citoyenne était l’une des composantes d’un débat national autour de la fin de vie. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) s’est prononcé ; des débats ont été menés par les cercles éthiques en région ; les ministres ont mené des concertations, rencontré des experts, des groupes de la société civile organisée. Viendra ensuite le temps du parlement. C’est tout cet ensemble qui participe d’un travail démocratique réel. Dans un contexte de défiance vis-à-vis des institutions et des experts, la convention citoyenne est un exercice qui permet de rendre tangible les liens entre tous ces mécanismes, de les rétablir et de les réarticuler. Parmi les 184 citoyens, certains sont arrivés avec une relative méfiance, mais ils repartent en notant que les experts peuvent être utiles, que les institutions peuvent être utiles… pour peu que tout le monde se prenne en considération.
Donc après cette expérience positive, cet instrument qu’est une convention citoyenne me paraît pertinent et devrait avoir de l’avenir. Je ne dirais pas obligatoirement la même chose des référendums… Mais c’est une autre histoire.

Recueilli par Éric Favereau et Bernard Bégaud