« Je m’interdis d’être l’interprète d’une lutte qui ne m’appartient pas »

Longtemps militant à Aides, fondateur de GreyPride, aujourd’hui membre de VIF, Françis Carrier a toujours privilégié la parole des premiers intéressés. Dans le mouvement qui se développe autour des trans, Francis se montre réservé. Non pas pour le soutenir, mais pour en parler.

L’Humanité

Pourquoi cette vigilance pour parler des trans ?
Parce que je ne suis pas trans, justement. Ce n’est pas parce que je suis gay, séropositif, militant, que je suis trans. C’est un sujet que j’ai découvert en créant GreyPride, puis en rencontrant des associations. Et j’ai bien vu le décalage qu’il y avait dans leurs préoccupations, qui n’étaient pas obligatoirement celles que je portais.
Donc oui, je suis vigilant. Vigilant pour que leur parole soit préservée, vigilant pour que ce soient elles ou eux qui parlent à leur rythme, car il y a nécessité de ne pas aller trop vite, de respecter les revendications qu’ils/elles veulent porter, et de le faire à la vitesse qu’ils/elles le souhaitent, de les soutenir bien évidemment, mais dans les directions qu’ils/elles choisissent.

Cette précaution provient-elle du fait que leur parole est encore plus minoritaire ou plus écrasée que d’autres groupes ?
Elles et ils vivent, bien souvent, dans une situation de souffrance impensable. Et il y a, plus généralement, une difficulté d’acceptation de la transition des personne trans dans la société d’aujourd’hui.
Il y a encore peu de temps, il était inimaginable d’avoir du travail si tu étais trans. La seule chose qu’elles ou qu’ils pouvaient faire étaient dans la prostitution ou dans le spectacle. Nulle place ailleurs. Rares étaient les personnes qui arrivaient à s’en sortir. Aujourd’hui, rien n’est gagné, quand on voit comment le monde médical – qui devrait être un appui, un soutien, en tout cas bienveillant – n’est pas, ou très peu, dans l’aide, se révélant bien souvent incompétent, quand il n’est pas maltraitant.

Que faire dans ce contexte ?
Il y a très peu de femmes ou d’hommes trans qui ont envie de prendre la parole, car autour d’eux les gens ne comprennent pas. Ils ou elles se sentent dans le rejet. Lorsque quelqu’un entame une transition, bien souvent, il y a une période où la personne veut être une femme ou un homme comme les autres. Ils/elles veulent se fondre dans la société, ne plus apparaître comme différents. C’est leur souhait, leur objectif. Être invisibles.
Or dès l’instant où tu n’émets pas de revendications, tu disparais. C’est le droit à l’indifférence, ce droit n’existe que dans des sociétés parfaites. Pour autant, dès que tu es dans l’indifférence, tu es dans le silence de l’invisibilité. C’est le piège dans lequel beaucoup de femmes ou d’hommes trans. Être comme tout le monde, veulent disparaître aussi.

Le regard des autres évolue-t-il ?
Ce sont les autres qui te voient trans. Pour certains, c’est certes invisible, pour d’autres, il y a des stigmates qui restent. Ce qui peut être mal vécu. En plus, il y a une différence notable entre homme trans et femme trans. Les hommes trans ont une facilité bien plus grande d’invisibilité que les femmes trans. Même moi, pourtant militant, je pensais qu’il y en avait très peu.

Est-ce que ton engagement dans la lutte contre le sida a pu te donner des clés pour d’autres engagements ?
Des parallèles existent. Pour tout phénomène de lutte, on a besoin qu’une identité émerge qu’une revendication s’impose. Chez les trans, c’est très délicat, ils ne sont représentés que par quelques associations, par quelques personnes, mais pas par une collectivité en générale. On l’a dit au début de cet entretien, l’idée de se fondre, d’être comme tout le monde va à l’encontre d’une identité collective.
En plus, la vieillesse ne facilite pas les choses. Tout d’un coup, le trans peut être trahi par des maladies qui peuvent survenir de leur sexe d’origine. On n’en parle pas. Il y a enfin une solitude affective ou sexuelle, qui est grande.

Des repères, alors, pour en parler ?
Surtout écouter les porte-parole qui parlent, et éventuellement porter la parole de ces personnes-là. En tout cas, je m’interdis d’être l’interprète d’une lutte qui ne m’appartient pas.

Recueilli par Éric Favereau