Après les notes prises par les écoutants d’un centre d’appels de Seine-Saint-Denis pendant le premier confinement, le sociologue Jean-François Laé revient sur la détresse dans laquelle le Covid a plongé bon nombre d’étudiants. Il le fait à travers les lettres rédigées par ceux de Paris-VIII (Vincennes–Saint-Denis) pour demander de l’aide à leur université.
Des extraits qui prolongent l’ouvrage Parole donnée. Entraide et solidarité en Seine-Saint-Denis en temps de pandémie, paru en janvier 2022 aux éditions Syllepse (Syllepse.net).
Lorsqu’on s’est mis à faire une distribution alimentaire devant les portes de l’université, en juin 2020, je ne pensais pas vraiment que des jeunes de 20 ans pouvaient être atteints dans leurs corps, leurs mouvements et leurs désirs habituellement si pétillants. C’est l’étonnement ! Quelques-uns me saluent, je crois les reconnaître. Je ne pensais pas qu’ils étaient retournés humiliés chez leurs parents, que d’autres étaient restés enfermés malheureux dans leur studio, que certains encore erraient d’abri en abri jusqu’à l’hôtel ouvert provisoirement par la Croix-Rouge. Les inégalités sous les yeux ! Je suis abattu et paradoxalement en éveil. J’ouvre mes oreilles. Que faire lorsqu’on ne peut plus payer son loyer ou sa colocation ? Comment juguler sa chute lorsqu’on est étudiant étranger extracommunautaire ? Et surtout, comment faire pour ne pas perdre ses potes… et sa fiancée tant convoitée ?
Je repense sans raison au crash du Concorde du 25 juillet 2000 : en une minute et 28 secondes, vlan, à terre sur Gonesse, à six kilomètres d’ici1. Les flammes dans le moteur, le temps du décollage soudain interrompu. C’est un rapprochement idiot, mais je vois que l’autonomie des étudiants prend soudain du plomb dans l’aile de décollage. Arrêt du vent, du temps là aussi, dans cette file d’attente, laissant place aux petites humiliations, un monde d’hostilité, des soins médicaux disparus.
Pourtant, l’université va se réveiller en apportant des secours, des bons d’achat, des aides financières et des liens vers des psychologues pour celles et ceux qui sont en situation d’urgence. Les étudiants devront prendre leur plume. Ils devront raconter sobrement la balance de leurs comptes au centre de quatre sources : la famille, les bourses, les petits boulots, les arrangements entre étudiants. Étrangement, les questions de santé n’apparaissent pas. Ce n’est pas l’affaire des universités ! Et de dresser l’inventaire classique : bourse, salaire, pension alimentaire, allocation, aide familiale, charges de loyer, transport, téléphone qui façonnent une balance instable. En bout de ligne, il est indiqué en gros caractères : « Reste à vivre ». Non pas une injonction à vivre quoi qu’il en coûte, mais un « reste » au sens d’un restant, un excédent, ce qu’il reste pour la semaine, le jour, la nuit, ce soir. C’est l’indicateur final qui déclenchera ou non une aide financière.
Or, si les demandes sont massivement financières, on découvre aussi des corps usés, des suivis médicaux absents, des soins et des examens de santé non réalisés. Les corps se disent à faible voix.
Myriem, 25 ans, étudiante en psychologie
« Bonjour, je vous lance un appel. Je suis enfermée dans ma chambre. J’ai mal partout. Avec le confinement et mes problèmes, je n’arrive plus à suivre mes cours en ligne. Car j’ai un petit souci de santé : thyroïde, sinusite et problème digestif suite au stress permanent. Je me sens mal, enfermée dans ma chambre universitaire. En plus de cela, j’ai été victime d’un vol dans le métro ligne 13, on m’a pris tous mes papiers et même une somme d’argent qui me permet de vivre. Pouvez-vous m’aider à surmonter cette situation très précaire. »
Liliane, 22 ans, étudiante en sociologie
« Je suis en L2 cinéma mais pour moi tout s’arrête. Car j’ai déménagé en mai 2020 dû à la rupture avec mon copain. J’ai passé 3 semaines à l’hôpital psychiatrique à cause de ça et je reste dans un état de dépression qui s’empire à cause des difficultés financières en plus. Et en déménageant, j’ai perdu mes prestations CAF et je ne peux pas les obtenir car je suis endettée envers mon propriétaire. J’enseigne l’anglais en ligne aux étudiants russes, mais cela ne suffit pas pour payer mon loyer. Avant, ma mère avait participé à mon loyer, mais actuellement, elle ne peut le faire car elle a perdu son emploi à cause du Covid. Je suis à la recherche d’un autre travail mais ça reste très difficile à cause de mon état de santé. »
Tahia, 20 ans, étudiante en cinéma
« Bonjour, étudiante étant arrivée en cours d’année à Paris 8, je rencontre des difficultés d’autant plus grandes durant cette crise. Atteinte de trois pathologies génétiques incurables et lourdes au quotidien, je suis à haut risque et ne peux bénéficier du suivi médical que j’ai habituellement ce qui fait que mon état est instable. De plus, sortir même faire les courses dans mon état de santé est très risqué, mais ma famille (ma maman et mon frère) réside en Polynésie française d’où je suis originaire, donc je ne peux bénéficier d’aucune aide. Je suis donc extrêmement isolée. Je commence à ne plus pouvoir m’en sortir.
Depuis le début de cette crise, je ne prends qu’un repas par jour car financièrement je ne peux pas et, en plus, avec mes pathologies, je ne peux consommer que très peu d’aliments stockables (pas de pain, ni pâtes, ni riz, féculents, sucre rapide, etc.). Je suis très isolée et commence à sentir la déprime s’installer… Ma demande à la MDPH devait être déposée pour obtenir la reconnaissance de mon statut de personne handicapée afin notamment de pouvoir bénéficier d’aménagements pour mes études mais le confinement a tout gelé… »
Aminata, 23 ans, étudiante en science politique
« En situation irrégulière sur le territoire français depuis novembre 2018, je ne peux pas avoir un travail stable. J’ai enchaîné plusieurs petits boulot (ménage, nettoyage en restaurant) mais rien ne dure, vu que je ne peux être déclarée. De plus, ces travaux forcés m’ont causé des soucis de santé à coté de mon insuffisance ovarienne dont je souffre depuis 6 ans (copie des bilans, radio dans le premier dossier).
Je partage une chambre avec ma sœur étudiante qui touche 540 euros de son stage. On est bénéficiaire des Restos du Cœur où je suis bénévole, mais depuis presque 2 semaines, on n’a pas pu s’y rendre, je suis malade : migraine, douleurs thoraciques dues à mon allergie saisonnière qui me cause des problèmes respiratoires.
J’ai appelé le SAMU qui m’ont envoyé les pompiers après un électrocardiogramme, ils m’ont orienté vers mon médecin traitant, après une consultation téléphonique, il a jugé nécessaire de faire un bilan sanguin pour avoir les causes. Mais le secrétariat du centre médical a refusé de m’envoyer l’ordonnance vu que ma carte AME a expiré. J’ai déposé le renouvellement, mais j’ai reçu lors des premiers jours du confinement que je devrais compléter par toutes les pages du passeport, chose que je n’ai pas encore pu faire. Je me retourne car je n’ai ni les moyens de régler ni la consultation ni le laboratoire et pharmacie. »
Anne, 25 ans, étudiante en histoire
« Si je suis boursière et que je touche les APL, je suis depuis quelques mois dans une situation compliquée et aujourd’hui absolument dramatique.
L’année dernière, ma bourse a été suspendue, et cela m’a mise dans une situation aussi précaire, où j’avais dû demander l’aide d’urgence ponctuelle. La situation est tellement stressante que le stress m’a déclenché des problèmes de santé, le manque de nourriture et la dégradation de mon état physique.
Je n’ai plus d’abonnement Imagine R cette année car mes revenus ne me permettent pas de payer les factures. Depuis la rentrée 2019, je limite tous mes déplacements et les réserve pour aller à l’université ou au travail.
Le confinement dû au Covid 19 me place dans une situation à laquelle je ne peux faire face. Je suis donc dans un véritable cauchemar où je ne peux pas me nourrir (je mange trois repas par semaine depuis un mois et j’ai déjà perdu 4 kg). Free, en l’absence de régularisation de ma facture du mois de mai, coupera ma ligne téléphonique. Les jours pressent et je crains d’être encore plus isolée si je n’ai plus de téléphone. J’ai aussi peur de ne plus pouvoir manger du tout. À l’heure actuelle, j’essaie de boire beaucoup d’eau pour avoir l’impression que mon ventre est rempli.
Je me tourne donc vers vous dans l’espoir que vous puissiez m’aider. »
Justine, 26 ans, étudiante en cinéma
« Je suis actuellement et ce depuis plusieurs mois dans une situation difficile. Pour faire les courses, je dispose d’environ 100 euros par mois. Je suis déjà venue récupérer des courses alimentaires offertes par Paris 8 pour nous aider, nous, les étudiants.
J’essaye tant bien que mal de gagner un peu plus d’argent en revendant des affaires via diverses applications entre particuliers.
Aussi, je suis atteinte d’endométriose (attestation de mon chirurgien post opératoire qui confirme la maladie) ; j’ai des frais liés à celle-ci (médicaments / IRM / gynécologue avec dépassement d’honoraire / échographie).
Le mois qui arrive je dois allez faire une IRM pour vérifier si mon endométriose est stable mais concrètement mes moyens ne me permettent pas de m’offrir le luxe de cet examen car, n’ayant pas de mutuelle, je devrais avancer les frais qui s’élèvent à 150 euros + 70 euros de gynécologue ensuite pour faire un bilan « quotidien ».
Je suis dans une impasse même pour ma santé je dois me restreindre, cela devient très difficile et j’ai besoin de passer cet examen d’imagerie que je ne peux effectuer depuis sa prescription par ma gynécologue.
Ma demande d’aide concerne donc ma santé physique, ma maladie, mon endométriose qui est une maladie potentiellement évolutive et qui chaque mois peut évoluer de manière négative. Cela implique des examens coûteux malheureusement. »
Marie, 26 ans, étudiante en littérature
« Bonjour, je ne sais pas quoi faire car je manque de fournitures scolaires pour valider mon cours d’approche des œuvres. Il faut faire une création visuelle à rendre avant le 25 mai et il me manque le matériel nécessaire pour réaliser cette œuvre (peinture acrylique, pinceaux, des feutres, pastels, papier dessin blanc C à grain Canson, 12 feuilles 24×32 cm 180 g).
Je n’ai plus la possibilité d’étudier à la bibliothèque de l’université où il y avait un ordinateur. Donc je fais mes devoirs sur mon téléphone ou je télécharge mes fichiers et je fais mes dissertations comme je peux.
Manque d’alimentation. Je suis confinée seul depuis le 4 mars, car ma tante avait voyagé avant le confinement, donc elle est bloquée à Marseille. Donc je me sers la ceinture, je mange des pâtes et de la soupe tous les jours.
Étant donné que nous sommes confinés depuis le 16 mars 2020, mon mal de dos est revenu car je souffre d’hernie discale. L’année dernière, j’étais partie à l’hôpital car j’étais bloquée du dos et le médecin m’avait donné un traitement à prendre pendant une semaine et m’avait conseillé de faire du sport.
Je vais tout perdre là… Rien ne va plus, je tombe, comment faire ? Vous m’aidez ? »
Trois traits majeurs
La plongée est colossale. Elle éclabousse tous les lieux de vie des étudiantes, leurs études, leurs petits boulots, leurs parentés et leurs sociabilités désirantes. Les chutes et les ruptures ont tout emporté sur leur passage, renversant tous ces équilibres qui étaient déjà sur le fil du rasoir. Relevons trois traits majeurs.
• Seules les femmes mettent sur le tapis leurs problèmes de santé, assez carrément, alors que les garçons les tiennent sous le tapis, question d’honneur et d’honorabilité ? On peut malheureusement le penser. Sur un terreau de précarité structurelle déjà présent, la différence d’expression du « mal être » entre filles et garçons ne bouge guère depuis vingt ans. La fille malade passe mieux que le garçon souffrant ! Surtout à l’université, le lieu des exploits et des réussites !
• Le second trait porte sur l’alimentation. Un repas par jour, parfois un repas tous les deux jours, les étudiants dans d’autres messages entrent dans le détail de leurs courses alimentaires, de sorte que l’on voit qu’ils mangent très peu, du riz au kilo, et pour certains, viennent à l’université (un an après) pour le repas à 1 euro. Sur deux cent cinquante messages lus, la moyenne des dépenses alimentaires par semaine est de 50 euros. Comment étudier lorsque l’esprit est occupé à recenser les lieux ou se ravitailler à petit coût ?
• Le dernier trait porte sur le coût des soins, l’absence de service médical au sein d’un espace où transitent 24 000 personnes, où l’on ose afficher fièrement une demi-infirmière et une assistante sociale. Cette fois, je vois le Concorde dans sa chute enflammée. C’est probablement la piste d’atterrissage que représente l’université de Paris VIII sur laquelle on ne peut plus atterrir. À défaut d’une infrastructure de services de base – tant sociaux que médicaux –, on ne peut plus enclencher des forces d’engagement. On ne peut plus s’y envoler et d’ailleurs, pour atteindre quel horizon ?
L’entrée à l’université reste un petit pas « dangereux pour monter plus haut », comme le souligne un jeune lycéen de 17 ans fraîchement arrivé à Paris VIII.
1) À côté de l’hôtel-restaurant Les Relais bleus, au lieu-dit Patte d’Oie, où par hasard nous enquêtions sur les hôtels « abritant » des migrants. Cet hôtel « maudit » ne peut plus qu’accueillir des personnes atteintes de malédiction ! Ce n’est pas un détail.
Jean-François Laé