Le concept de fracture numérique apparaît avec la diffusion des technologies de l’information et des communications et la numérisation de l’économie. Le fait d’avoir pas ou peu la possibilité d’accéder aux services numériques est une grave cause d’exclusion sociale. Ce terme indiquait à l’origine un défaut d’équipement ou une ségrégation géographique des territoires. Mais il est progressivement remplacé par celui d’« illectronisme » qui qualifie des personnes qui « ont des capacités numériques faibles » (Insee).
Je suis depuis très longtemps habituée à l’informatique personnelle. Je n’aurais peut-être pas consacré ma vie à la recherche si je n’avais pas découvert, quand j’étais interne en neurophysiologie au début des années 1980, que je pouvais piloter mes expériences et avoir mes données littéralement sous la main grâce à un Apple II. Plus tard, mon chemin scientifique s’est dévié vers une approche plus intégrée et systémique, cherchant à élucider par l’observation de la motricité comment les personnes atteintes de déficiences physiques pouvaient tout de même mener leurs actions quotidiennes. Selon la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le fonctionnement humain dépend de façon dynamique de facteurs individuels et de facteurs environnementaux qui permettent ou non le fonctionnement de la personne et sa participation sociale. Mon approche n’est pas sociale mais bien ancrée dans l’observation de corps en mouvement appuyée par une réflexion sur la dimensions incarnée, située et énactive de la cognition. À ce titre, travaillant à l’hôpital de Garches, il m’a semblé clair que les technologies pourraient grandement aider les personnes handicapées en agissant comme interface entre elles et l’environnement. Par la suite, je me suis impliquée dans l’Institut fédératif de la recherche sur le handicap et d’autres réseaux pour animer le thème des technologies d’assistance, et à l’Inserm, j’ai quitté la Commission neurosciences pour me rattacher aux « technologies pour la santé ». Depuis dix ans, j’ai rejoint l’Institut des systèmes intelligents et de robotique (ISIR). C’est dire que je ne suis pas technophobe ! La technologie a transformé la vie des personnes handicapées, comme celle de nous tous, pour le mieux souvent (domotique, accès à l’ordinateur, à Internet, communication assistée, commande de dispositifs d’assistance, etc.). Mais pas toujours. Par exemple, les interfaces graphiques actuelles ne sont pas facilement accessibles aux usagers malvoyants, et 7,5% seulement des sites sont accessibles malgré la loi. Les annonces les plus voyantes (comme l’interface cerveau-machine ou le remplacement prothétique de parties du corps) sont loin de tenir leurs promesses dans la vie pratique, voire frisent l’idéologie effrayante du transhumanisme.
Un handicap social
Grâce à Internet et aux technologies numériques, nous avons maintenant accès à toutes sortes de connaissances et de services qui nous facilitent grandement la vie. Ces technologies sont devenues presque transparentes pour leurs utilisateurs réguliers et le smartphone est désormais un appendice de notre personne. Par contre, tout cela devient problématique pour les personnes qui n’ont pas été habituées à utiliser les technologies numériques. Le film de Ken Loach Moi, Daniel Blake montre bien comment la difficulté d’accès à Internet au sein d’une administration tatillonne contribue à son déclassement. Selon l’Insee (Insee Première, n°1953, juin 2023), 15,4% des personnes en France sont en situation d’illectronisme, dont plus d’une personne sur trois au-delà de 60 ans. Être en situation d’illectronisme, c’est manquer de compétences sur Internet « dans un, deux ou trois domaines parmi les cinq que sont la recherche d’information, la communication en ligne, l’utilisation de logiciels, la protection de la vie privée et la résolution de problèmes en ligne ». La protection de la vie privée étant le domaine le plus critique. En dehors de mon entourage professionnel, je rencontre beaucoup de personnes de mon âge qui ont eu des responsabilités importantes dans divers domaines sociaux mais qui restent peu à l’aise face aux services numériques. Bien sûr, ces difficultés ont un impact dans le domaine de la santé (accès à Doctolib, aux multiples sites d’information, etc.), mais pas seulement. Selon l’OMS, la santé est un « état de complet bien-être physique, mental et social ». Dans ce cadre, la limitation de l’accès aux services Internet devient une limitation de l’activité qui participe à un handicap social, même si le service n’a rien à voir avec la santé comme prendre un billet de train ou payer une facture.
Quelle en est la cause ? Le terme illectronisme, forgé sur « illettrisme », renvoie à la responsabilité personnelle de l’individu qui n’a pas su se former ou a négligé de le faire. Ce terme est très lourd de culpabilisation et de stigmatisation. L’accès aux services numériques est compliqué, même pour des personnes d’un bon niveau culturel car naviguer fait appel à des connaissances mais aussi à de nombreuses indications implicites (nécessité d’appuyer sur « return », signification des icônes, des barres de défilement…) dont le non-respect peut être bloquant. La notion d’illectronisme masque la réalité de notre organisation sociale libérale, brutale avec tous ceux qui ne peuvent pas suivre les évolutions technocratiques en cours. Elle cache surtout la qualité désastreuse de ce que l’on nous propose. Il y a peu, je faisais la queue dans la boutique d’un « opérateur mobile ». Une dame, bien habillée, expliquait qu’elle avait reçu une facture anormale et qu’elle ne pouvait payer car elle avait une petite retraite. Elle voulait des explications. La personne au guichet lui a répondu sans beaucoup de patience qu’il fallait s’adresser au service client sur Internet. Car le service client ne se trouve pas dans la boutique qui ne fait que la vente. La dame est repartie au bord des larmes. Je l’ai rattrapée pour lui parler. Elle disait : « J’ai 80 ans, personne ne m’a appris », je ne pouvais l’aider car on était loin de chez moi, pas dans la même commune, mais je lui ai dit que ce n’était pas de sa faute et conseillé d’aller voir une assistante sociale et/ou France Services. Pourquoi cet opérateur, et ce n’est pas le seul, n’offre pas de service client humain dans ses boutiques ? Pourquoi est-il si difficile de parler à un humain quand on veut un renseignement par téléphone ? Le circuit entre chatbot, touches à presser, renvoi à un site Internet qui renvoie au même numéro est souvent un vrai labyrinthe. Communiquer avec un robot est pénible la plupart du temps. Qui n’a pas soupiré en entendant enfin une voix humaine ? Mais ce n’est pas toujours possible. Pourquoi les énormes logiciels de services comme FranceConnect sont-ils infestés de publicités et de pop-up incitatifs qui imposent de passer de multiples pages avant de pouvoir finaliser ? Et si on a oublié d’indiquer son âge, tout est à refaire.
Que la honte change de camp
Les chercheurs du CNRS se révoltent actuellement contre les logiciels aux jolis noms, « Étamine », « Notilus » et « Goelett », conçus par des société externes et mis en place pour gérer leurs missions. Ils s’arrachent les cheveux entre circuit compliqué à multiples validations et bugs manifestes. Une anecdote que l’on m’a rapportée : un directeur de labo rencontre le directeur du CNRS à Tokyo et lui dit « Ah tiens, vous avez réussi à gérer votre mission ?». Citons aussi le scandale des faillites des gros logiciels de gestion, comme le logiciel « Louvois » de l’armée. Ou est l’erreur ? La logique libérale est à l’œuvre pour maximiser la rentabilité, le profit et minimiser le recours à des employés humains. Mais sans doute aussi la situation vient de l’orgueil des concepteurs et du mépris pour les besoins et les attentes des « consommateurs » surtout ceux qui sont à l’écart car trop vieux, souffrant d’une limitation corporelle ou maîtrisant mal le français. Où est la logique d’inclusion qui devrait prévaloir ? Je doute que le recours prochain à des IA génératives améliorera la situation si davantage d’inclusion n’est pas prise en compte.
Des petits moyens sont mis en place, devant le constat alarmant que de nombreuses personnes sont exclues d’un nombre grandissant de services numériques. Par exemple, France services dont le but est « d’aider pour les démarches administratives et numériques au quotidien ». À Aubervilliers où j’habite, France services se situe à la mairie (et bientôt dans un autre lieu). Ils sont deux (bientôt quatre) animateurs formés pour une ville de 100 000 habitants, sur rendez-vous certains jours, sinon il faut faire la queue. Leur public est composé de personnes âgées ou qui ne comprennent pas bien la langue. Comme ils accordent 20 minutes à chaque personne, il est nécessaire que tout soit prêt, donc il faut éventuellement avoir pris la précaution de demander de l’aide à un écrivain public auparavant. Dans la ville, de nombreuses actions bénévoles sont proposées dans différents lieux pour aider aux démarches. Dans le café associatif « La Blague », il y a des cours d’informatique qui s’adressent à des personnes venant se perfectionner sur des sujets précis, mais qui demandent souvent de l’aide pour une démarche. La Régie de quartier qui faisait un travail énorme auprès des habitants a dû fermer en 2022. Elle animait un atelier d’informatique avec une salle de matériel à disposition, des cours et des personnes pour aider aux démarches. La salle informatique était surtout fréquentée par des femmes migrantes. La Régie, en faillite, a malheureusement dû fermer.
Le numérique ne résume pas mais illustre les mutations sociales en cours, avec le risque de relégation d’un nombre croissant de personnes. L’éducation au numérique est importante, pour faciliter la vie des plus âgés qui n’y ont pas été habitués mais aussi pour éviter une « addiction aux écrans » à ceux qui les utilisent depuis l’enfance. La grille d’analyse de la CIF permet d’aborder ce phénomène de manière intégrée. Il ne s’agit pas de stigmatiser les personnes mais il faut que « la honte change de camp » et que les services, surtout les services publics, n’oublient pas qu’ils s’adressent à des humains et que donc les humains devraient être en première ligne.
Agnès Roby-Brami