« Il ne faut pas traîner. C’est le jour de la poussière »

Hortense Soichet travaille sur l’habitat, plus précisément sur la relation que les occupants entretiennent avec leur lieu de vie. Elle procède pour cela à des relevés visuels et sonores, par photographie des espaces et sauvegarde des récits que les habitants livrent sur leur domicile. 

Jacqueline est bénéficiaire avec son mari de Lot Aide à Domicile. Elle a fait partie des premières personnes à se porter volontaires pour ce projet, tant elle tient à parler de la relation qu’elle entretient avec les aides à domicile qui viennent l’épauler au quotidien. Je la rencontre une première fois chez elle pour faire sa connaissance et réaliser des photographies de sa maison. Durant plus d’une heure, elle me raconte sa jeunesse à Paris, son mariage et ses premières années en région parisienne, puis son départ pour le Lot où ils aménagent avec deux, puis trois enfants dans cette maison sans eau, sans toilettes ni salle de bain. Puis, elle quitte son ex-mari pour se mettre avec l’actuel, un agriculteur installé à côté. Une fois son récit terminé, elle me fait faire un tour de la maison, me présente à son mari. Il a des problèmes de santé, c’est pour lui que l’aide à domicile vient le matin, pour l’aider à faire sa toilette. Il y a aussi une personne qui vient deux fois par semaine pour le ménage. Aujourd’hui, je fais des photos de l’intérieur, la cuisine avec elle dessus, installée face à son jeu d’échecs. Puis, je lui demande d’en faire sans elle, ce qui l’interroge un peu. Elle m’indique les autres angles de la cuisine à photographier et elle me rappelle en fin de séance que je n’ai pas photographié l’angle depuis lequel on peut le mieux voir les coupes de pétanque de son mari qui a pratiqué durant cinquante ans, il faudra que je le fasse la prochaine fois.

Je retourne chez Jacqueline quelques semaines après avec des tirages des photographies faites la dernière fois. Nous avons rendez-vous à la même heure que celle du passage de Florian, l’auxiliaire de vie. Jacqueline tient à ce qu’il soit pris en photo car elle est très attachée à lui et réciproquement. Je fais donc la connaissance de Florian qui est adorable et passionné. Il a fait plusieurs métiers avant d’arriver là et fait celui-ci par amour pour les gens. Il prend plaisir à accompagner les personnes âgées et leur permettre le maintien à domicile. Je le laisse commencer son travail et je m’installe dans le salon, parallèle au mur du fond. Monsieur est au même endroit que la dernière fois en train de regarder la télé. Florian fait la poussière et passe l’aspirateur. On discute un peu, il s’y connaît en photo et cela me permet de lui expliquer que j’aurais besoin qu’il reste immobile durant le temps de pose pour éviter qu’il soit flou. Je le prends en train de passer l’aspirateur et la scène me plaît avec monsieur fixant toujours la télé tout en goûtant, Florian, l’aspirateur à la main, avec ses bras musclés et tatoués. Puis, je pars dehors retrouver Jacqueline qui prend son goûter. À sa demande, je fais une photo de ce qu’on voit en sortant de la maison, puis d’elle en train de goûter sur le banc à l’extérieur.

Je rentre ensuite retrouver Florian qui est maintenant occupé à nettoyer les coupes de pétanque dans la cuisine. Cela tombe bien, je vais pouvoir les photographier, comme le souhaitait Jacqueline. J’en fait donc avec lui en train de faire la poussière et Jacqueline se met dans le cadre. Elle passe les coupes mais elle a du mal à rester immobile, ce qui lui déclenche un fou rire ! Pas sûr que je parvienne à récupérer une photo nette mais au moins, nous aurons passé un bon moment.

J’ai l’impression de réaliser une image pour le service communication de Lot Aide à Domicile mais j’entends la demande de Jacqueline et le sens que peut avoir pour elle une telle photographie témoignant de l’importance qu’elle accorde à Florian et aux autres personnes avec qui elle a tissé des liens forts.

Jacqueline considère que les photos prises doivent être vues, circuler, car pour elle, il est primordial qu’on voie ce qui est mis en place pour des personnes dépendantes comme elle et son mari. Elle regrette de ne pas en avoir eu conscience lorsqu’elle était autonome car elle pense que cela aurait changé le regard qu’elle porte sur les auxiliaires de vie et sa connaissance du sujet.

Aujourd’hui encore, je continue d’échanger avec Jacqueline par téléphone ou courrier. Elle parle régulièrement autour d’elle du travail que j’ai mené dans le Lot et de sa participation à ce projet dont elle valorise la dimension sociale et artistique.

Hortense Soichet

Paume de main

Cette photographie vient d’une exploration de 2022 du sud du Lot, avec le soutien du dispositif Culture, Santé, Handicap et Dépendance de la DRAC et ARS Occitanie et de l’artothèque du Lot (Hortense Soichet).

La photographie baigne dans une chaleur boiserie. On y entre doucement sans gêne. Des sièges nous attendent, rembourrés par des coussins coincés par ce qui pourrait être des maillots de corps. Douleurs du dos. On ne s’appuiera pas. Trop dures les chaises. D’ailleurs, Jacqueline est inclinée sur son siège, tout en fragilité, cherchant un appui pas trop inconfortable. Coussin en bas des reins, ça va mieux.

Chacun des personnages est de son côté. Celui que je prenais pour le fils venu visiter sa mère – avant de découvrir que c’est un auxiliaire de vie – et Jacqueline, tout regard sur le terrain de boule en attente de joueurs.
Le faux fils Florian tient tranquillement l’un des trophées de la maison, une récompense au héros, Christian, qu’il détaille avec curiosité. On peut faire le ménage et s’arrêter parfois sur un objet, imaginer ce qu’il a été et voir filer des scènes. Florian n’y connaît rien aux équipes de trois joueurs, les parties de boules qui se jouent en 13 points, au lancer du cochonnet. Il n’empêche, c’est une vie quand même, cinquante ans de genoux pliés ! Et Christian de lui vanter la dureté des boules pour réaliser davantage de carreaux.

Des carreaux ? On ne doit pas parler de la même chose.
Jacqueline sait, elle, que c’est une frappe directe et précise.
Son regard roulant vers la porte-fenêtre se frotte aux parties sans fin des solides gaillards, une bande d’agriculteurs en position de pointeurs, la concentration avant le lancer. Et leur expression surtout ! Genoux flexibles, courbure du dos, mouvement fluide pour enrouler la boule vers la balle visée.
Quelle tendresse pour les courtes distances ! Quelle lenteur pour arrondir l’amplitude ! Cette manière qu’a Christian de toujours garder le contrôle de son geste et ne pas être déséquilibré lors du lâcher.
Le rôle de Jacqueline ? Être juge de seconde main. Faire ses commentaires après tirs. Sévère s’il le faut. Repérer les crispations et les tensions de l’épaule. Sur sa chaise semi-allongée, elle observe l’extrême contrôle de soi des joueurs, l’apprentissage du geste ralenti, l’étreinte de la boule apprivoisée par la paume de main. Sûr, elle connaît bien le creux de sa paume, toute de tendresse.

Mais il ne faut pas traîner. C’est le jour de la poussière. Florian a dans son dos une dizaine de coupes à épousseter délicatement, des seconds et troisièmes prix gagnés à la précision de la main. Et attention au Diplôme de Médaille de Bronze de 2005, sous vitre, fragile !

Jean-François Laé