Hôpital III – Les urgences qui cachent la forêt

La crise des urgences à l’hôpital refait la Une. Indéniable et grave, elle est décrite par certains comme pouvant être solutionnée, à l’instar des vagues de Covid, par une priorisation absolue des hospitalisations venant des services d’urgences sur les autres soins dits « programmés ». Or, j’ai la sombre impression que de suivre l’idée d’une problématique des urgences qui n’aurait « rien à voir » avec la problématique du reste de l’hôpital commence à porter ses fruits amers de la division. Assumer la priorité et la pénibilité particulière du soin aigu et urgent conduit inévitablement à l’opposer au soin des maladies chroniques et du handicap, moins aigu donc moins urgent ?


Certains se font ainsi l’avocat de la pénibilité particulière de l’exercice aux urgences. Avec raison, mais les difficultés ne sont pas que là et les causes sont communes. Médecin dans un service de médecine pédiatrique accueillant à la fois activité aiguë et programmée, je tente ici de rapporter l’évolution de nos activités à travers le miroir de 2022.

En ne regardant qu’en amont des services d’urgences, on oublie que les patients suivis pour maladies chroniques (soit une majorité des patients hospitalisés) n’arrivent pas toujours aux urgences. On méconnait le temps croissant, tous les jours un peu plus, que nous passons, faute de lits disponibles dans les services, pour tenter de maintenir à domicile ces patients chroniques en situation déstabilisée. Nous gérons sans hospitalisation des situations de plus en plus critiques, par mail et par téléphone, non sans risque (et anxiété). Dans mon service, nous avons, en cinq ans, dû « poster » un interne et un senior supplémentaires sur la seule activité de régulation extérieure (patients maintenus au domicile, patients hospitalisés dans un service ou un hôpital non approprié à sa pathologie).

Sur la question des places en aval des services d’urgences, je constate que nous faisons sortir de plus en plus tôt des patients en situation précaire sur le plan médical, ajoutant une nouvelle fois à notre activité quotidienne de l’activité de suivi par mail, téléphone, et nombre de consultations grandissant pour gérer ce « post-aigu », qui est en fait encore de l’aigu. En tant que pédiatre, je vous épargne la description des angoisses (souvent justifiées) des parents face à ces situations. Nous ne comptons plus les programmes « d’éducation thérapeutique », justifiant d’une multitude d’appels à projets financés sur les dernières années, et même la création des très à la mode métiers « d’infirmiers en pratique avancée » (IPA). Mais le temps d’éducation thérapeutique lors d’une hospitalisation provoquée par la découverte d’une nouvelle maladie (diabète, AVC…) s’est réduit au fur et à mesure des années comme peau de chagrin, aux IPA de gérer la misère.

Certains veulent prioriser dans les services les hospitalisations des soins aigus, en renonçant à notre activité d’hospitalisation programmée. Mais comment pourrions-nous même l’envisager quand on sait le nombre de morts quotidiens liés à l’absence de prise en charge adaptée suite aux vagues COVID : report des hospitalisations, des chirurgies, allongement des délais de consultation ? Comment voulez-vous que j’explique aux parents de l’enfant qui fait 30 crises d’épilepsie par jour au domicile que le bilan de leur enfant (qui l’attend depuis neuf mois, tout en régressant consciencieusement dans ses acquis scolaires) est moins important que d’hospitaliser l’enfant qui, lui, débute son épilepsie ? Nous en sommes encore à discuter des limites du « tout ambulatoire », alors que ces limites sont atteintes depuis longtemps : les patients en payent déjà le prix funeste par l’absence de place en d’hospitalisation. Quant aux soignants survivant dans les services, ils ont aussi vu progressivement leur charge en soins s’alourdir par une mécanique simple : aigus ou chroniques, ce sont les patients les plus légers à prendre en charge qui ont été poussés vers l’ambulatoire.
 
Concernant la pénibilité dite « spécifique » de l’accueil H24/365 jours par an dans les services d’urgences, à Necker, nous participons tous, à différentes échelles, aux gardes de soins intensifs, aux urgences et aux astreintes téléphoniques 24h/24, tous les jours pour l’ensemble de l’Île-de-France. S’il est vrai que c’est un cas plus particulier aux CHU pédiatriques, cela montre cependant que la question de la pénibilité de la continuité des soins n’est pas simple.  
 
Certains relèvent aussi qu’aux urgences, le flux continu de malades ne permet ni pauses ni répits. Malheureusement, je vous invite partager la gestion en 2022 des patients avec maladies chroniques, et notamment leur cortège de sollicitations, de mails, d’appels, et ces smartphones que nous consultons partout et tout le temps, alors même que nous sommes à la fois médecins, infirmiers d’éducation thérapeutique, assistantes sociales, diététiciens et psychologues, contraints par le manque de personnel. L’avènement du médecin spécialiste joignable tout le temps et à toute heure par une boîte mail est acté.
 
Alors, il n’est plus possible aujourd’hui d’opposer les morts du Covid aux morts par absence de diagnostic de cancer ou de soins de leur maladie chronique, il n’est plus possible d’opposer le nouvel épileptique à l’ancien, il n’est plus possible d’opposer les urgences au reste de l’hôpital, il n’est plus possible d’opposer l’hospitalisation et la consultation. Les urgences sont la partie émergée de l’iceberg, probablement parce que la limitation du nombre d’heures passées à l’hôpital ne permet plus l’extension ad aeternam des plannings médicaux (contrairement à l’ensemble des autres services hospitaliers, le temps de travail des médecins urgentistes est réglementé depuis 2015 ). Mais si nous avions l’idée de l’imposer aujourd’hui aux autres services, le résultat serait le même : des fermetures de consultation et de services entiers d’hospitalisation.
 
Nous n’avons pas besoin de donner des primes au plus méritant, nous avons besoin aujourd’hui de nous rassembler autour du sens profond de notre métier, pour réclamer les moyens de le pratiquer dans des conditions décentes pour les patients : augmentation des salaires, ajustement formalisé du nombre de soignants nécessaires à la lourdeur des soins, formation initiale et formation continue, temps dédié aux projets innovants (juste du temps, pas des primes !), développement des métiers intermédiaires qui aident à faire face aux ennuis du quotidien, et développement d’activité ville-hôpital pour les paramédicaux. 
 

Melodie Aubart, neuropédiatre