« Je n’y suis pour rien »… On dirait qu’ils se sont donnés le mot. Ni responsable ni coupable. C’est devenu la norme face à la crise des hôpitaux publics et, en particulier, celle des urgences : la faute aux autres.
La situation, on le sait, est pourtant explosive dans un grand nombre d’établissements de toutes tailles et natures, universitaires ou pas. Les soignants qui ont tenu en serrant les dents pendant les deux longues années de la crise de la Covid n’ont pu que constater une dégradation constante, aucun signe positif ne laissant entrevoir un mieux prochain. Depuis des mois, nombre d’entre eux démissionnent ou préfèrent ne pas renouveler leur contrat ; partent avec amertume. Les causes de cette dégradation vertigineuse sont sans doute nombreuses, bien qu’aucun consensus ne pourra exister à ce sujet : loi Hôpital, patients, santé et territoires, dite « HPST », tarification à l’activité (T2A), application, mal négociée, des 35 heures, etc. Plus récemment s’est ajouté le nouveau calcul du temps de travail pour les praticiens hospitaliers exerçant dans des spécialités estimées en tension : anesthésie-réanimation, obstétrique, urgences, etc. Ce texte a non seulement ouvert une brèche dangereuse dans l’égalité des statuts des soignants mais achevé de faire exploser un système à bout de souffle : les praticiens travaillant sous ce régime du temps continu finissent leurs heures hebdomadaires bien avant… la fin de la semaine. Pour les jours qui restent, il faut gérer avec les emplois du temps des autres, déjà débordés.
Face à ce naufrage annoncé, que se passe-t-il ? Du côté de la direction des établissements, les réponses sont toujours les mêmes depuis des années : mutualisation des moyens, fermetures de lits, mobilité des affectations, gel ou diminution des postes (sauf pour l’armada administrative). Le tout, souvent imposé de manière abrupte sans réel dialogue. L’hôpital public meurt des recettes qu’on lui applique avec une obstination digne des médecins de Molière.
Et contrairement à ce que pourrait laisser entendre la couverture médiatique de la crise, le problème ne touche pas que les urgences. Des chirurgiens démissionnent parce qu’ils ne peuvent opérer qu’à temps très partiel du fait de l’indisponibilité de blocs opératoires ; des soignants lassés d’avoir attendu en vain le déblocage de crédits pour remplacer un matériel en fin de course ou l’ouverture d’un poste qu’ils estimaient indispensable. Difficile à supporter quand on passe chaque jour des heures à des tâches administratives dont on ne perçoit pas toujours la justification et que l’on voit que les contraintes budgétaires sont loin de s’appliquer à une direction déjà pléthorique. Et d’admettre que le métier que l’on a choisi revient parfois à l’exercer de manière indigne.
Face aux micros, la plupart des directeurs d’hôpitaux ont une communication bien rodée. Tout d’abord, ils présentent la crise comme la conséquence de dysfonctionnements tous extérieurs à l’hôpital qui est, en fait, la victime, notamment de la mauvaise régulation des parcours de soin et des inégalités de traitement entre secteurs public et privé. C’est en (bonne) partie vrai. On peut simplement s’étonner que la situation se soit nettement dégradée depuis que la loi HPST, qui était censée remédier au problème, a été promulguée. Ce qui est en tout cas frappant dans la communication hospitalière de ces dernières semaines, c’est l’absence totale de mea culpa, de la moindre reconnaissance que quelques facteurs aggravants pourraient être à rechercher à l’intérieur de l’hôpital, dans le management suivi avec obstination depuis des années, que quelques inflexions pourraient être envisagées. Rien. Tout vient de l’ennemi extérieur.
Deuxième argument : ils n’y sont pour rien, ils éludent une quelconque responsabilité des directions d’hôpitaux dans cette situation. Comme si elles n’avaient pas pratiqué des coupes sombres depuis des années. Comme si ce n’étaient pas elles qui avaient négocié avec les tutelles, sans, si besoin était, envisager une action collective forte. Le plus petit degré de responsabilité du management n’est pas éludé, il n’est même pas évoqué. La crise s’est abattue de l’extérieur comme une nuée de criquets ou s’est auto-engendrée, et il revient à l’administration de réparer les dégâts. S’il y a des responsabilités internes, elles seraient à rechercher du côté des soignants qui, c’est bien connu, ne quittent l’hôpital public que pour gagner plus ailleurs.
Enfin, devant l’incurie et l’immobilisme généralisé, les directeurs d’établissements prennent les choses en main et annoncent, si possible devant les caméras, des décisions courageuses et des mesures phares. Ainsi, le 16 mai, le directeur général du CHU de Bordeaux déclare via le journal Sud-Ouest que les urgences du site Pellegrin (le principal concerné) ne recevront plus les malades en continu. À partir du 18 mai au soir, si l’on n’est pas passé par le système du centre 15, il faudra sonner et espérer être reçu. Prions pour qu’après SOS Médecins, en grève depuis des mois, le 15 n’explose pas à son tour. Peut-être faudra-t-il alors programmer plusieurs mois à l’avance la date de son accident domestique, de sa chute de vélo ou de sa pancréatite aigüe pour prendre rendez-vous suffisamment à l’avance. À moins que, merveille technologique, un équivalent public de Doctolib permette de chercher le premier créneau disponible après avoir rempli « coup de couteau dans le foie ».
Bernard Bégaud