Handicapés et malades mentaux : des fins de vie souvent invisibles

Un couloir (EF)

Ce n’est pas une question taboue, mais cela renvoie à une problématique qui reste invisible, à une situation sans écho : la fin de vie des personnes handicapées et celle des personnes atteintes de troubles mentaux. Qui l’évoque ? Qui s’en préoccupe ? Alors que se sont accumulés les débats sur l’euthanasie ou le suicide assisté, que le gouvernement et les élus s’apprêtent à rédiger une loi sur le sujet, il n’y a pas eu un mot sur la situation des populations dites « fragiles ». Ou alors pour les exclure bien vite sur le thème qu’elles ne sont pas en état de donner « un consentement libre et éclairé », point de départ obligé de toute demande de fin de vie.
Nous avons interrogé Anne Dusart, sociologue et psychologue, qui travaille depuis des années sur cette question. Elle est conseillère technique au Creai (Centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité) de Bourgogne-Franche-Comté. Déjà en 1997, elle avait publié un ouvrage sur « 
Les personnes déficientes intellectuelles confrontées à la mort ». Et si son analyse et son regard montrent que « les choses bougent », tout reste selon elle « bien fragile surtout à un moment de régression », comme celui que nous vivons en termes de moyens.

Anne Dusart

Comment en êtes-vous venue à travailler sur la fin de vie ?
J’ai d’abord travaillé autour de la question du deuil. Les personnes handicapées étaient, statistiquement, rarement orphelines, car elles mouraient plutôt jeunes. La durée de leur vie faisait qu’elles mouraient bien souvent avant leurs parents. Et elles n’étaient pas toujours informées des décès dans leurs familles.
Depuis les années 1990 est arrivée une génération qui, par les progrès des soins et de l’accompagnement, vit plus longtemps. Et cette génération connaît plus souvent la mort des proches, des parents en particulier. Dans le secteur médico-social, les professionnels de santé ont dû s’adapter, confrontés à la question de la perte, de la mort des personnes qu’ils suivent et accompagnent. C’est nouveau. Que faire ? Que dire ? Comment les aider ? Et puis maintenant, il y la question de leur fin de vie.

Mais en quoi est-ce nouveau ?
Pour schématiser, le type de décès s’est modifié, en particulier chez les personnes avec une déficience intellectuelle. Avant, elles mourraient souvent de mort brutale, d’épilepsie, de crise cardiaque, de fausses routes, etc. Maintenant, vivant plus longtemps, elles sont davantage affectées par les maladies chroniques, dégénératives, les cancers aussi. Elles connaissent une fin de vie et c’est nouveau à cette échelle…

En 2014, on parlait de fin de vie invisible

On ne peut pas dire que la visibilité de leur fin de vie soit présente socialement…
C’est exact, en 2014, le premier rapport que l’Observatoire national de la fin de vie (ONFV) a publié sur la fin de vie des personnes handicapées parlait de fin de vie invisible. Dans notre société qui ne s’intéresse pas vraiment aux handicaps intellectuels ou psychiques, il y a une sous-exposition médiatique et celle-ci est encore plus forte quand il y a l’idée de la mort. L’opinion publique évite ces sujets.
Du coté des familles, cela bouge, mais celles-ci ont tendance à rester arc-boutées sur la question qui les hante, à savoir : que vont devenir leurs fils ou leurs filles quand eux, parents, ne seront plus là ? De ce fait, le décès de la personne elle-même n’est pas obligatoirement au cœur de leurs préoccupations. Ils peuvent en outre être traversés par des sentiments ambivalents sur la mort de ce proche handicapé, qui constitue un fardeau, la souhaiter sans oser le dire. Ce sentiment est lourd.

Et le monde médical, et médico-social ?
Dans le monde médico-social, les professionnels sont proches des personnes handicapées dont ils s’occupent. Ils s’en occupent des années durant. Et la difficulté à laquelle ils font face, est différente : le décès survient après un long attachement à la personne, des liens forts ont été créés, et la perspective de leur mort est difficile à vivre.

On leur apprend des choses, mais ils ne peuvent pas les appliquer

Tout est donc figé ?
Non, depuis quelques années, cela a bougé. D’abord, on en parle, c’est visible, des professionnels se sont formés aux soins palliatifs et à l’accompagnement de fin de vie. Depuis vingt ans, il y a ainsi eu un gros effort pour que la personne soit associée aux soins, pour que l’on recueille son consentement dans les actes médicaux qui la concernent. La loi Kouchner en 2002 sur les droits des malades a eu des effets réels. De même que les réformes de la protection des majeurs ont renforcé les droits des personnes sous tutelle ou curatelle. Et on arrive, de fait, à un paradoxe : aujourd’hui, dans le champ médico-social, comme d’ailleurs dans le champ sanitaire, il y a un risque d’écart entre ce que les gens ont appris et ce qu’ils peuvent faire, vu les moyens et les ressources dont ils disposent. On leur apprend des choses, on les forme, mais ils ne peuvent pas les appliquer.

Un exemple ?
J’élabore un guide sur la fin de vie pour les différents accompagnants, avec des équipes en Savoie. Et ces équipes nous le disent : elles sont de moins en moins nombreuses, en l’occurrence les salaires de la Suisse voisine sont trop attractifs, les personnels s’en vont, il n’y a pas assez de médecins. Pourtant, les équipes sont mieux formées, elles sont plus outillées et ont à leur disposition une foison d’outils pour aider à communiquer avec des personnes ayant des difficultés de compréhension et d’expression comme le FALC (Facile à lire et à comprendre), qui produit des textes simples, ou la collection de fiches et la banque d’images SantéBD. Il y a désormais des outils adaptés sur les soins palliatifs, sur la douleur, sur la manière de rédiger des directives anticipées ou de choisir sa personne de confiance et dialoguer avec elle. Mais faute de personnel ou de moyens, comment les appliquer ?

Des personnes qui ne savent pas que cela est possible, et des professionnels qui n’en parlent pas

Est-ce que la question de l’euthanasie est parfois évoquée ?
On ne peut répondre généralement. Dans le monde de la déficience mentale, avec des handicaps parfois très lourds, nous sommes face à des personnes qui ne savent pas que cela est possible, et en écho, elles ont face à eux des professionnels qui n’en parlent pas.
La question de la mort provoquée ou du suicide assisté se retrouve plutôt chez les personnes atteintes de graves déficits moteurs mais conservant toute leur tête. Et là, c’est douloureux, sans réponse. Il peut y avoir des personnes très demandeuses d’en finir. Le problème est qu’elles ne sont pas en fin de vie. Et si j’ai bien compris, les changements éventuels dans la loi sur la fin de vie ne les concerneront donc pas…

C’est-à-dire ?
J’ai été auditionnée par la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale dans le cadre du rapport de la mission d’évaluation sur la loi Claeys-Leonetti, j’ai lu les rapports de la Convention citoyenne. Un des éléments qui ressort est qu’une loi sur la fin de vie ne répondra pas à la demande d’un certain nombre de personnes, handicapées ou pas, qui veulent mourir, car elles ne sont pas en fin de vie. Pourtant, ces situations existent. Je connais ainsi un homme qui souffre d’une infirmité motrice cérébrale, très atteint corporellement mais avec une tête intacte. Il vieillit, perd progressivement une autonomie chèrement acquise et des douleurs rebelles rendent sa vie très pénible. Et il le dit et le demande, il souhaite qu’on l’aide à mourir. Mais il n’est pas en fin de vie. Il n’aurait pas donc le droit de bénéficier d’une aide médicalisée, ce qui est un réel problème. Et dans mon parcours, d’ailleurs, je n’ai jamais vu un professionnel, dans ces situations, aider et conduire un malade en Suisse, alors qu’il arrive que des professionnels en conduisent pour qu’il puisse bénéficier des services d’assistants sexuels.

Il y a des progrès, mais ils sont fragiles

Mais la situation s’est, selon vous, améliorée ?
Oui. La question de l’autodétermination des personnes fragiles jusqu’au bout de la vie apparaît. Beaucoup d’initiatives voient le jour pour que la personne handicapée reste et meurt là où elle est, en ayant pu dire ce qui était important pour elle dans cette toute dernière étape de sa vie. Cela devient possible dans les Mas (Maisons d’accueil spécialisées), car ce sont des structures médicalisées. Mais il y a des structures qui ne sont pas médicalisées, comme les foyers de vie, et là, il est compliqué que la personne reste chez elle jusqu’à son décès en bénéficiant d’un accompagnement approprié.
Mais comme je le disais, il y a des progrès, mais ils sont fragiles, et ils le sont d’autant plus que ces progrès sont récents. Si les difficultés que connaît le monde médico-social perdurent, cela pourrait être une régression préoccupante.

Recueilli par Éric Favereau


Selon le Dr Radoine Haoui, chef du département de psychiatre à Béziers, lors d’un colloque en 2017, l’espérance de vie des patients psychiatriques est amputée de 15 à 20 ans par rapport à la population générale. Leurs principales causes de morbi-mortalité étant le cancer (deuxième cause après le suicide ; cancer du poumon chez les hommes et cancer du sein chez les femmes), puis les pathologies cardiovasculaires, la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO), les infections (hépatites, VIH…) et le diabète.