Et s’il y avait des mots justes pour lutter contre les populismes…

Des mots, beaucoup de mots, beaucoup de tribunes, beaucoup d’effroi. Et parfois des mots justes. VIF a voulu retenir deux articles marquants par leur pertinence et leurs interrogations durant cette folle période que nous avons vécue pendant ces élections législatives.

« Utiliser la santé publique pour fonder en nature la xénophobie »

(extraits de Didier Fassin dans un entretien réalisé pour Mediapart
par Caroline Coq-Chodorge)

Anthropologue, professeur au Collège de France sur la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines », il réagissait au risque de l’arrivée du RN au pouvoir.

« Le programme du Rassemblement national vise à rendre la vie des personnes exilées encore plus invivable, en espérant les dissuader de venir en France. D’abord, c’est ignorer que beaucoup de celles et ceux qui arrivent dans notre pays ne souhaitent pas y rester. Ensuite, c’est méconnaître que les raisons qui les ont conduits à quitter leur pays sont sérieuses : les mesures de contrôle plus strict des frontières n’ont pas pour effet de les empêcher d’entrer mais de leur rendre le trajet plus dangereux. […] Les personnes exilées ont une triple expérience d’épreuves en matière de santé. Il y a d’abord ce qu’elles ont pu subir dans leur pays du fait des violences dont elles ont elles-mêmes souffert ou auxquelles elles ont assisté. Il y a ensuite ce qu’elles ont vécu pendant les mois et souvent les années de leur périple, en termes de brutalisation, de stigmatisation, d’humiliation, d’abus sexuels et de confrontation à des dangers extrêmes. Il y a enfin les conditions dans lesquelles elles sont amenées à vivre dans le pays où elles se sont installées, parfois provisoirement. »

Puis ce constat : « De manière contre-intuitive, pratiquement toutes les études réalisées dans le monde sur le sujet montrent qu’à leur arrivée dans le pays dit d’accueil, les personnes exilées ont un état de santé meilleur que la population nationale, car il y a une sélection qui se fait au départ. Mais qu’en quelques années, cet avantage est perdu et elles se retrouvent avec une moins bonne santé, du fait de la manière dont elles sont traitées. » Et Didier Fassin de rappeler que « pendant la pandémie de covid, la mortalité des personnes de 40 à 69 ans originaires d’Afrique subsaharienne a été neuf fois plus élevée que celle des populations nées en France ».

Un peu d’histoire, également : « Dès le XIXe siècle, en Europe comme en Amérique du Nord, alors que la santé publique se développait, elle a été instrumentalisée au service du contrôle de l’immigration. On invoquait notamment des risques épidémiques pour justifier le refoulement des migrants, souvent venus des empires coloniaux, en oubliant que ce sont les Européens qui, avec les infections qu’ils ont apportées, ont décimé les populations lorsqu’ils les ont colonisées, sur les continents africain, asiatique et américain. Il y a une continuité, au fil des années, dans la manière d’utiliser la santé publique pour fonder en nature la xénophobie.
Au début du XXe siècle, le célèbre professeur de santé publique Léon Bernard déclarait que l’immigration faisait entrer en France « un nombre considérable » de personnes dans lesquelles il voyait « des agents de transmission de maladies infectieuses, des sources de dépenses improductives et illégitimes encore qu’inéluctables, et des facteurs de détérioration de la race ». Dans cette époque de montée de la xénophobie dans la société française, le discours hygiéniste nourrissait ainsi l’idéologie de rejet de l’étranger. Il est remarquable que ces arguments retrouvent une nouvelle vie dans le langage de l’extrême droite dans ce triple registre. […] Il y a donc une continuité, au fil des années, dans la manière d’utiliser la santé publique pour fonder en nature la xénophobie. »

Puis ce rappel : « Les théories du complot en matière de santé ont depuis longtemps été une caractéristique de l’extrême droite, même si elles n’en sont pas l’apanage. On l’a vu du sida au Covid. En Europe, de l’Autriche à la Roumanie, ce sont les partis de cette mouvance qui ont structuré les positions dites « antivax » hostiles au vaccin contre le coronavirus. […] Ce n’est certainement pas dans le domaine de la santé publique que le Rassemblement national peut inspirer de la confiance, et ce d’autant qu’en cas de problème sanitaire, on sait d’avance qui en seront les boucs émissaires. »

« Tous les populismes sans exception assèchent
les budgets de la recherche »

(extraits d’une tribune, parue dans Le Monde, de la directrice de l’Institut Pasteur, la professeure franco-algérienne Yasmine Belkaid)

« Quand j’ai pris la décision de revenir en France, en 2024, pour diriger l’Institut Pasteur, j’ai d’abord pensé à mon père, Aboubakr Belkaid, algérien, combattant de l’indépendance algérienne et militant de la démocratie. Pendant la décennie noire [1992-2002], alors que j’étais étudiante en thèse à l’Institut Pasteur, il paya de sa vie son engagement. Les idéaux de liberté, de tolérance et d’humanisme pour lesquels se battait mon père sont les mêmes principes universels qui ont été invoqués et défendus aux moments décisifs de l’histoire de France, et qui sont intimement liés à son identité. […] Au cours de leur existence, le Rassemblement national (RN) et le Front national avant lui n’ont cessé d’attaquer les idéaux qui fondent notre identité collective. Ils s’en prennent à la vérité scientifique, en niant la réalité historique de la Shoah, en contestant l’ampleur du réchauffement climatique ou en accréditant l’idée que l’hydroxychloroquine guérirait du Covid 19. […]
Pour la recherche scientifique, l’accession au pouvoir du RN représente une menace sans précédent. Ce serait, d’abord, un coup d’arrêt porté à la circulation internationale des étudiants, doctorants, post-doctorants et chercheurs, qui est une nécessité absolue pour la recherche et dont dépendent les découvertes scientifiques d’aujourd’hui et de demain. »

Et de donner ces chiffres : « Près d’un tiers des chercheurs actuellement recrutés au CNRS sont de nationalité étrangère, et l’Institut Pasteur ne compte pas moins de 90 nationalités différentes. Selon Campus France, 40% des doctorantes et doctorants des laboratoires sont étrangers, un chiffre déjà en recul de 15% entre 2018 et 2022. […] Tous les populismes sans exception assèchent les budgets de la recherche. Ce serait, de surcroît, l’assurance d’un repli fatal de notre compétitivité : dans les champs les plus dynamiques de l’innovation, que ce soit le numérique, l’intelligence artificielle, la production bas carbone ou les biotechnologies, la France a le devoir de s’allier et de collaborer avec le reste du monde, à commencer par ses voisins européens, au risque d’être durablement distancée par les États-Unis ou la Chine.
Ce serait, enfin, le risque d’être particulièrement vulnérables, faute d’anticipation et de protection, aux deux grandes menaces de notre temps : le réchauffement climatique et le risque de nouvelles pandémies. Ces deux défis supposent une préparation minutieuse, reposant à la fois sur la confiance dans la science et la compréhension de leur dimension globale et systémique. Deux principes absents du logiciel du RN. […]

À titre plus personnel, en tant que femme, et en tant que femme algérienne tout autant que française, la victoire possible du RN aux élections législatives est une perspective aussi triste qu’inquiétante. Elle porterait directement atteinte à ce qui me fait aimer la France, depuis toujours, et qui m’a fait la choisir, de nouveau, pour y vivre et m’engager. Elle renforcerait, en moi comme en beaucoup d’autres ici, l’impression d’être étrangère dans mon propre pays et la crainte d’y devenir, du fait de mes origines et de mon autre nationalité, moins française que d’autres.
Aujourd’hui, j’ai peur de perdre ce qui m’a fait choisir la France. »

VIF