Et si les personnes migrantes ouvraient des voies pour réhumaniser les soins ?

Au départ, il y a une intuition… ou plutôt un sentiment, partagé par un petit groupe de chercheur·es de l’Institut Convergences Migrations (ICM) : autour de patient·es migrant·es, se déploient des capacités d’innovation de certaines équipes soignantes, qui pourraient bénéficier à toute la population usagère des services de santé et contribuer à les réhumaniser. L’ICM nous a permis de travailler cette hypothèse. Et pour cela, de mettre en commun l’observation de plusieurs de ces expériences. Né de ces nombreuses rencontres et de notre envie de saisir un sujet qui mérite bien plus que des raccourcis ou des slogans réducteurs, ce projet a donné lieu à la publication d’un ouvrage. Voilà notre analyse.

Notre système de santé s’est construit autour de valeurs de solidarité et d’un principe de mutualisation du risque. Il subit aujourd’hui la pression de la croissance démographique, du vieillissement de la population, de la transition épidémiologique, de l’explosion du coût des techniques médicales, d’une densification des spécialisations et d’une complexification des procédures administratives d’accès aux soins. Tous ces éléments contribuent au fait que notre système, certes financé par la solidarité, devient de plus en plus inégalitaire. Dans ce constat, l’accès aux soins des populations migrantes est une expression majeure d’une question plus globale, essentielle, de justice et de solidarité, d’égalité, de fraternité et d’humanité, de cohérence économique aussi. La légitimité d’un système de santé ne peut reposer que sur un présupposé d’égalité des vies (Fassin, 2018). Pour autant, la mise en œuvre de l’universalité se trouve ici confrontée aux dispositifs de solidarité et à leur versant financier, administratif et politique. 

Un regard en miroir sur le système de soins

Depuis des années, en France, la prise en charge médicale des hommes et des femmes migrantes et leur accès aux soins font l’objet de débats et de polémiques. L’Aide médicale d’État (AME) est par exemple régulièrement remise en question, emblème de combats politiques pour certains, objet idéalisé de militance pour d’autres. S’agit-il, alors, de « nouvelles questions de santé publique au cœur des enjeux sociétaux » (Desgrées du Loû, 2018) ?
Nous avons cherché à décaler notre posture : non pas faire de la santé des personnes migrantes notre objet, mais partir des réponses apportées à leurs besoins pour proposer un regard en miroir sur le système de soins, offrant la perspective d’une position constructive. En d’autres termes, comment la migration nous incite-t-elle à repenser nos modes de prise en charge, à (ré)humaniser les soins ?

Interroger les problèmes de santé des personnes migrantes

Poser la question de la place des personnes en situation de migration dans notre système de santé, c’est considérer que ces dernières expriment ou manifestent des besoins de prise en charge et de soins. Rappelons d’abord les résultats récents d’une vaste étude statistique menée auprès de plusieurs milliers de migrants – sous la conduite de chercheurs de l’Institut national d’études démographiques (Ined), de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et plusieurs autres organismes de recherche – qui a montré qu’en France, comme dans d’autres pays occidentaux d’immigration, les migrants sont à leur arrivée en meilleure santé que la population générale de ce pays, de même âge et de même statut socioéconomique (Hamel et Moisy, 2016). La grande majorité d’entre eux et elles ne pèse donc que très peu sur le système de santé durant des années. En revanche, selon la même étude, leur santé se dégrade plus rapidement du fait de conditions de vie délétères. À ces migrants, dont la santé physique ou mentale s’altère, s’ajoute une minorité de réfugiés et d’exilés dans des conditions catastrophiques, et de migrants en recherche de soins. Ces femmes et ces hommes présentent des blessures physiques ou psychiques, des maladies infectieuses ou chroniques, des maladies mentales, qui constituent parfois la cause et souvent la conséquence de leur état de migrant et des épreuves qui l’accompagnent. Outre ces besoins, ces personnes présentent souvent un niveau élevé de vulnérabilité, ou plutôt un cumul de vulnérabilités : pauvreté et précarité économique, logement insalubre ou de fortune, isolement social, souffrance psychique, faible maîtrise de la langue et niveau d’éducation, méconnaissance des fonctionnements sociaux, administratifs et institutionnels, etc. C’est souvent en raison de ces vulnérabilités que les personnes développent certains symptômes ou les accentuent, et c’est également en raison de leur vulnérabilité qu’ils ou elles reçoivent une aide ou un accompagnement spécifique dans leur parcours de soins.

Un levier important pour susciter des initiatives

Que voit-on ? Cette vulnérabilité est un levier important pour susciter des initiatives, des innovations, de la créativité, de l’engagement de la part de multiples acteurs professionnels ou bénévoles, de soignants, de personnels sociaux, de familles et de proches dans les processus d’accompagnement. En France, depuis des années, des acteurs médicaux et médicosociaux et du soin se mobilisent, inventent, développent des initiatives pour faciliter l’accès à la santé des personnes migrantes et pour accompagner leur parcours de prévention et de soins. Ici, ce sera un service où des personnels infirmiers et sociaux accueilleront, orienteront, accompagneront des personnes en situation de précarité vers l’accès au système de soins (Blandine Destremau et Delphine Leroy). Là, un réseau de patients s’organisera pour faire face à une maladie chronique frappant au premier chef des personnes d’ascendance africaine (Agnès Lainé et Maria Teixeira). Dans un établissement hospitalier, le développement formel, ou de facto, d’un service attentif aux situations particulières que rencontrent les migrants malades offrira des conseils, des ressources ou des temps d’interprétariat. Ailleurs encore, des médecins constitueront un collectif qui promeut l’intégration de la question des migrations dans la formation médicale initiale, en tentant de renouer les liens du monde médicosocial et du soin avec les nombreuses institutions d’enseignement supérieur, des cursus et séminaires qui traitent de la santé des migrants (Christophe Adam). Dans un centre médicosocial, des psychiatres proposent des consultations groupales de psychiatrie transculturelle (Doris Bonnet et Daniel Delanoë). Les initiatives sont nombreuses. Au final, se révèle l’importance d’une approche du soin qui ne se limite pas au biomédical, mais qui inclut des approches délibératives – entre soignants et personnels sociaux, entre soignants et patients – par lesquelles les soignants construisent avec leurs patients le projet de soin, recourant à la parole, la confiance, le partenariat et l’échange interdisciplinaire. Une telle pratique de la négociation et de l’explicitation se révèle d’autant plus nécessaire que le patient est éloigné des normes sanitaires et du comportement présumé d’un « bon patient » (Crignon-de-Oliveira, 2010).

Différents métiers ont été constitués pour formaliser, structurer ou consolider ce halo d’engagement, de médiation et d’accompagnement. Des parcours et modes de recours ont été organisés pour aménager et rendre accessibles certains de ces services aux personnes vulnérables, et particulièrement aux migrants précaires. Des personnels soignants et sociaux se mettent en réseau pour échanger, se concerter, apprendre ensemble, et mieux accompagner des personnes en situation difficile. Cela rend ainsi visibles d’autres processus, souvent humbles et peu reconnus, qui contribuent à la mise en œuvre effective du soin, tel le rôle de voisins, de parents, de proches résidant à distance, de réseaux communautaires ou religieux, le travail d’amour et le travail domestique au quotidien, l’interprétariat et les démarches d’interculturalité, la création d’espaces de dialogue et d’accueil, une simple présence, des témoignages d’empathie, la mise à disposition de temps et d’écoute. Il serait trompeur de réduire ces initiatives à une assistance humanitaire, car elles font partie intégrante des protocoles de soins et d’accompagnement de la fin de vie.

(Ré)humaniser par la parole, le toucher, le respect des croyances…

Mais au-delà de la vulnérabilité de leur situation, nous avons vu dans ce travail la force des migrants, leurs capacités et compétences, ce qui permet de remettre en question certains regards victimaires et de montrer comment les migrant.es inventent ou trouvent des ressources pour faire face à leurs divers besoins. Ils et elles peuvent être eux-mêmes des soignant.es, apportant une perspective de prise en charge plus globale et humaine aux patients présents sur le territoire français (Simeng Wang). À ce titre, ils contribuent à l’accès aux soins des migrants usagers mais aussi à la (ré)humanisation du système de santé français principalement fondé sur une vision biomédicale par la parole, le toucher, le respect des croyances et des rituels.

Autre aspect : les personnes en migration et leurs savoir-faire peuvent également faire partie de l’offre de soins. Non seulement les hommes et les femmes en migration sont aussi, parfois, des soignants, des milliers d’employés dans les institutions hospitalières, les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et les services d’aide à domicile. Mais encore, des praticiens étrangers diplômés proposent des pratiques venues d’ailleurs (de Chine notamment). Leurs compétences n’étant pas pleinement reconnues en France, ces praticiens sont souvent employés en position subalterne, ou exercent de façon parallèle, presque souterraine. Or, l’intégration au sein même des protocoles de soins de pratiques alternatives ou complémentaires, soucieuses des subjectivités et des ressentis, pourrait enrichir les savoirs de la médecine occidentale (Simeg Wang).
De même, de façon moins visible, des proches agissent dans l’espace domestique comme parents caregivers de leurs enfants atteints de maladie chronique, se mobilisent pour faire reconnaître leur expérience, ou encore rassemblent des ressources contre la maladie au sein d’associations de patients. Tout cela constitue des expériences uniques et un savoir qui l’est tout autant.

La migration pourrait ainsi être une compétence greffée, combinée, articulée avec des connaissances et savoirs enracinés dans des cultures et des parcours de formation, et dans des trajectoires et expériences sociales, familiales et individuelles. On le sait, les personnes migrantes mobilisent de multiples ressources, héritées ou expérientielles, individuelles ou communautaires, dans leur interlocution avec les soignants et personnels du système de santé. Mais dans leur parcours au sein du système de santé, ces ressources surgissent trop souvent et avant tout dans des interstices, car elles sont réputées de faible utilité, voire néfastes au protocole des soins dispensés par des professionnels. Or, plusieurs témoignages démontrent que l’association du patient et de ses proches à sa trajectoire de soin est un élément clé de la réussite de ce parcours, pourvu qu’un dialogue soit instauré entre les soignants, leurs patients et plus largement, un réseau ou une communauté thérapeutique, affective et (inter)culturelle. L’entremêlement des savoirs et compétences profanes et savantes se révèle essentiel dans la construction du parcours de soins, et qu’il remet en cause la construction du pouvoir dans la relation de soin : entre des soignants sachants et des patients ignorants.

Reconnaître et valoriser la part invisible des soins

Interroger la place des migrants dans le système de soins est pour nous un outil heuristique, car cette démarche peut nous faire ouvrir les yeux sur la façon dont notre système est organisé. Elle révèle des choix de politiques publiques, les césures des parcours de soins et des prises en charge qu’engendrent ces manques et incohérences : difficultés d’entrée dans un parcours de soin, défaut d’accompagnement, de prise en compte de complexités linguistiques et de littératie, incompréhension du fonctionnement des administrations de la santé et de la protection sociale, faiblesse de communication entre soignants et patients, entre acteurs médicaux et sociaux, ignorance des conditions de vie réelle des patients. Elle révèle aussi l’importance cruciale de dispositifs de médiation, d’organisations formelles ou informelles de la société civile, et celle du travail bénévole, investi dans de nombreuses formes d’accompagnement.

Interroger la place des migrants dans le système de soins permet, de facto, de mettre au jour des frontières : frontières entre le visible et l’invisible, ce sans quoi le système ne fonctionnerait pas, frontière entre le médical technique et la sollicitude empathique, entre le biomédical et le psychosocial, frontières du droit, de l’âge, du statut, de l’altérité, entre la ville et l’hôpital, entre les soins de santé primaires et les approches ultraspécialisées, la frontière comme une limite mais aussi comme un espace à conquérir.

Les pratiques qui se développent autour des migrants, ou par eux, nous incitent à reconnaître et valoriser, pour le présent et pour un futur transformateur, la part invisible des soins et notamment du soin de santé. De ces expériences de terrain, et des débats et des controverses qui les ont portées, nous pourrions trouver l’énergie et les modèles pour moderniser et projeter notre système de santé solidaire. Et susciter une réflexion sur l’importance du soin au sens large (interdépendance, attention à l’autre, présence et temps dédié, humanité) et du travail de ceux et celles qui le rendent possible, accessible et porteur de bien-être. En effet, bien que les institutions françaises, dans leur histoire, aient institutionnalisé de multiples mécanismes de solidarité, dont certains sont adressés aux migrants, réguliers ou sans papiers, il nous semble que l’attention portée aux aspects techniques et financiers, d’une part, et aux procédures bureaucratiques, de l’autre, relèguent hors champ (de l’analyse, des projections, de la conscience des besoins) de nombreuses dimensions qui constituent un système de soin, au sens large de care, et qui le font fonctionner concrètement. Pourtant, nombre d’interventions humaines relèvent de cette sphère : du travail gratuit, non reconnu, ou payé mais au noir, des pratiques magiques et religieuses, ou magicoreligieuses, des savoirs ancestraux ou/et populaires.

Blandine Destremau (pour le collectif Entrelacs)

Collectif Entrelacs, 2022. Migrations, une chance pour notre système de santé ? Réhumaniser le soin, Éditions Doin, collection La personne en médecine. Ce texte reprend des éléments de l’introduction de l’ouvrage.

Institut Convergences Migrations 

Références
• Crignon-De Oliveira C, Gaille M. Qu’est-ce qu’un bon patient ? Qu’est-ce qu’un bon médecin ? Réflexions critiques, analyses en contexte et perspectives historiques. Paris, Seli Arslam, 2010.
• Desgrées du Loû A. « Migrations et santé : des (nouvelles) questions de santé publique au cœur des enjeux sociétaux », Questions de santé publique 2018 ; 34 https://www.iresp.net/wp- content/uploads/2019/01/IRSP- n%C2%B034.web_.pdf
• Fassin D, Morice A, Quiminal C. Les lois de l’inhospitalité. Les politiques de l’immigration à l’épreuve des sans-papiers. Paris, La Découverte/Essais, 1997.
• Fassin D. La vie. Mode d’emploi critique. Paris, Éditions du Seuil, 2018.
• Hamel C, Moisy M. « Migration et conditions de vie. Leur impact sur la santé », in Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon : Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France. Éditions de l’INED, (chapitre 9), 2016, pp. 263-287.
• HCSP. Inégalités sociales de santé : sortir de la fatalité. Paris, La Documentation française, 2010. • Lefève N, Thoreau F, Zimmer A. Introduction, in Les humanités médicales. Doin, 2020.
• Wihtol de Wenden C. La question migratoire au XXIe siècle. Migrants, réfugiés et relations internationales. Paris, Presses de Sciences-Po, 2017.