Et si la vieillesse était surtout un âge de la vie ?

Le sociologue Pierre Bourdieu, dans un texte au titre provocateur, « La jeunesse n’est qu’un mot », paru dans Question de sociologie, aux Éditions de Minuit, en 1980, remarquait : « Ce que je veux rappeler, c’est tout simplement que la jeunesse et la vieillesse ne sont pas des données mais sont construites socialement, dans la lutte entre les jeunes et les vieux. […] Le fait de parler des jeunes comme d’une unité́ sociale, d’un groupe constitué, doté d’intérêts communs, et de rapporter ces intérêts à un âge défini biologiquement, constitue déjà̀ une manipulation évidente. » Et Bourdieu d’ajouter que derrière le terme homogénéisant de « jeunesse » se cachaient des réalités sociologiques diverses : « C’est par un abus de langage formidable que l’on peut subsumer sous le même concept des univers sociaux qui n’ont pratiquement rien de commun. »

Des réalités très différentes

Sur ce dernier point, toutes et tous, nous nous accordons. La catégorie jeunes, comme celle de vieux, recouvre des réalités très différentes, suivant qu’on vive à Versailles ou dans un village de la Meurthe-et-Moselle, selon le milieu social auquel on appartient, suivant qu’on soit une femme ou un homme, qu’on soit blanc ou racisé.e, français.e ou résident.e étranger, suivant nos antécédents médicaux.
En revanche, nos avis peuvent diverger s’agissant du premier énoncé du sociologue : « La jeunesse et la vieillesse ne sont pas des données mais sont construites socialement, dans la lutte entre les jeunes et les vieux. » Deux éléments méritent d’être discutés alors qu’on voit par celles et ceux qui, au début des années 1970, avaient constitué un Front de libération des jeunes et qui criaient « Nous ne sommes pas contre les vieux, mais contre ce qui les a fait vieillir », prendre le risque de constituer la vieillesse en une identité.

Dans un premier temps, on peut entendre cette affirmation comme une manière de se défendre contre la société marchande qui voyait dans les boomers un marché prometteur (se figurant que tous les vieux étaient riches, aspirant à consommer, à voyager…). On s’est dit qu’ils avaient bien raison, celles et ceux qui pouvaient par leur position se faire entendre, de s’énerver contre cette énième dérive capitaliste. On avait en tête Bourdieu mais on se disait aussi que cette opposition jeunes/vieux était encore un sale coup du libéralisme. Mais quand on a vu certain.e.s revendiquer d’être vieux comme ils avaient revendiqué d’être gay ou d’être femme, on s’est mis à s’interroger. Car nous sommes certes dans une société jeuniste – et c’est insupportable –, mais pour autant, parler de discrimination anti-vieux et de la nécessité de louer les aîné.e.s dans des publications ou dans des émissions spécialisées, n’y a-t-il pas un risque de dérapages et de confusion ?

Les âges de la vie

On nous dit que la société d’aujourd’hui est individualiste (l’est-elle plus que celle des années 1980, aucune étude ne le montre) et qu’il faut bien se faire entendre ? Mais qui faire entendre ? N’y a-t-il un risque de transformer la société en une série de tiroirs, et d’oublier des données essentielles ? Rarement est entendue la voix des immigrés qui sont venus dans les années 1950 reconstruire la France, qui sont devenus vieux et qui vivent aujourd’hui en grande précarité. Jamais celles et ceux qui ont vécu dans leur modeste logement dans un village isolé dans un bourg du Jura et qu’on « déplace » parce qu’ils posent trop de problèmes ne sont rendus visibles. Jamais non plus la grand-mère qui consacre son mercredi à garder ses petits-enfants, ou les petits voisins dont les parents travaillent.

Bourdieu n’avait peut-être pas tort. Et si l’on pensait aussi la vieillesse comme un ensemble de situations, des situations très diverses plutôt que comme une identité qui risque bien, une fois revendiquée, de ne susciter qu’une forme d’hostilité contre un groupe qui n’existe que statistiquement… ? M’amuse toujours quand ma mère de 93 ans me dit qu’elle va rendre visite le lendemain à une personne âgée. On est toujours le petit vieux d’un.e autre et après tout, on le découvre le jour où, devant sa télé fin mai, on réalise que la joueuse ou le joueur de tennis qu’on admire à Roland-Garros a vingt-cinq ans de moins que nous. Cela s’appelle ne pas être de la même génération, ça s’appelle les âges de la vie.

Philippe Artières