Et qu’en est-il du malade lambda ?

Pierre Sadoul

Tout coming out  est bienvenu, pour autant qu’il aide ceux qui souffrent de la même chose à sortir de la solitude et du silence. Nicolas Demorand révèle publiquement sa bipolarité. Si cela donne à certains le courage de se battre contre leur propre maladie, très bien. Oui, on peut être chroniqueur radio en étant bipolaire, comme on peut être écrivain, photographe ou philosophe…

Certains ont écrit sur leur maladie, dont William Styron qui, en 1989, publie Face aux ténèbres – Chronique d’une folie. Livre magnifique dans lequel il décrit les descentes aux enfers de la dépression qui n’en finit pas, les espoirs dans les psychiatres et leurs traitements, les déceptions aussi. Les agacements quand un traitement échoue et qu’il faut continuer, endurer et espérer encore et toujours. Les joies, plus rares, quand ça marche et que la vie revient un peu. 
Dans son livre, Nicolas Demorand parle de son quotidien de bipolaire et de son parcours du combattant pour être soigné le plus correctement possible afin de pouvoir, au moins, travailler. C’est douloureux, courageux ; c’est, comme dit W. Styron « la désespérance au-delà de la désespérance ».   

Son parcours du combattant, c’est la consommation de psychiatres, psychanalystes, psy en tout genre qui sont très vite taxés d’incompétence puisqu’ils échouent à le soulager. Eh oui, soigner la maladie mentale est un art aléatoire. Justement parce qu’« un malade mental », ça n’existe pas. À symptôme égal, à souffrance égale, à diagnostic égal, tel traitement marchera pour un patient et pas pour un autre et on ne sait pas exactement pourquoi. On cherche, on tâtonne, on évite de changer trop vite de molécule car on sait que ça se joue souvent sur la durée. Plus on tient bon, plus le malade est un allié (en langage médical on dit « malade compliant » mais je préfère allié), plus on a de chances que ça marche. 

Nous vivons une époque où la psychiatrie est sinistrée, où même à Paris, l’attente pour un premier rendez-vous est de plusieurs semaines dans le privé, de plusieurs mois dans le service public. 
Le récit est celui d’un Parisien ayant un réseau et les moyens de multiplier les consultations. Il bénéficie en outre d’un entourage professionnel bienveillant et, cerise sur le gâteau, peut substituer une thalassothérapie à un repos nécessaire en milieu hospitalier. Quid du patient bipolaire lambda, aux moyens limités et qui habiterait… la Creuse ? Bénéficierait-il du 06 de son professeur de psychiatrie qui ferait « open bar » à toute heure, week-end compris, pour réajuster un traitement ? Combien de kilomètres devrait-il faire pour recevoir un traitement de kétamine, une infirmière près de lui ? Et même, lui proposerait-on ce traitement pour soulager une dépression rebelle ? 

Intérieur nuit risque de laisser le patient bipolaire lambda perplexe. Aura-t-il la chance (ou les moyens) de rencontrer le bon médecin qui le sortira enfin de son enfer ? Par les temps qui courent, rien n’est moins sûr. 

Martine Bey-Pialoux (psychiatre

« Un peu comme les Jeux paralympiques »

« Ce livre m’a laissée perplexe. Comment a-t-il pu faire et le vivre dans un milieu professionnel ultra concurrentiel où les croche-pieds ne manquent pas ? Il a expliqué qu’il pouvait contacter son psychiatre à tout moment, même le soir, et que son traitement était ajusté au jour le jour. Mais quid de la grande majorité des patients qui ont un mal fou à trouver un thérapeute, ou de l’état des centres médico-psychologiques où il faut plus de six mois pour avoir un rendez-vous ? C’est un peu comme les Jeux paralympiques : on admire les héros qui réussissent mais on oublie la non-accessibilité du métro. » 
(Agnès Roby-Brami, chercheuse en neurosciences